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"Quand y'avait la fogue" - Au travail ! - Industries Marseillaises - La revue du témoignage urbain

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Industries Marseillaises

"Quand y’avait la fogue"

Débardeur à quai

De 1971 à 1987, Jean-Louis, 57ans, docker professionnel sur le port de Marseille, a procédé à la manutention des marchandises à l’embarquement et au débarquement des navires en transit : « Comment on vient sur le port, c’est pas par passion, la passion elle vient après : l’ambiance est si spéciale, la fonction si spécifique que y’a un esprit docker, un monde docker qui est lié intimement à la vie du port et au mouvement des navires, tout ce qui fait la vie du port. Ah ! j’avais vingt ans… » Retour sur les docks.


Quand y'avait la fogue
 Quand y’avait la fogue

Koinai : Est-ce un métier de père en fils ?
C’est un métier qui à l’époque pouvait se transmettre de père en fils, dans la mesure où les fils de dockers avaient le droit à prendre la relève de leur père, donc de travailler sur le port, et à l’obtention d’une carte de docker professionnel par filiation, à condition qu’ils réalisent - de mémoire - cent vingt vacations par an pendant les deux premières années de leur activité.

K : Pourquoi le choix de ce travail ?
Est-ce que je l’ai vraiment choisi ? C’est pas un métier qu’on choisit, docker ça se fait pas par vocation ou par feu sacré, ni par atavisme parce que je suis fils de docker et petit-fils de docker. Rien a priori me prédisposait à venir travailler comme docker sur le port de Marseille : on naît pas docker, on le devient. J’étais étudiant, j’avais peu d’argent et j’avais une passion assez coûteuse : je voulais apprendre à piloter des avions. Il a fallu financer mon premier brevet de pilote privé, donc tout naturellement j’ai demandé à mon père s’il m’était possible de venir faire quelques journées de travail sur les quais, et j’ai commencé à faire le docker occasionnel parce qu’à l’époque y’avait beaucoup de travail, ça nous permettait de trouver un emploi facilement, et y’avait quand même beaucoup d’activité sur le port de Marseille au début des années 70. Voilà, donc c’est un peu par hasard, et par nécessité également.

K : Comment as-tu appris le métier ?
Ah ! Bè là, y’a qu’une façon d’apprendre le métier de docker : c’est sur le tas.

K : Quelles aptitudes ou compétences faut-il avoir ?
Au départ, aucune ; d’ailleurs, le métier de docker, c’est un métier de manœuvre. Je dis bien au départ et après, on découvre que la manutention maritime c’est un art : l’art de manipuler la marchandise, de l’arrimer de façon à ce que le plus ajouté par le docker soit justement la qualité de l’arrimage, ou la rapidité de manutention parce qu’il faut jamais oublier que dans un port, un bateau à quai c’est un bateau qui perd de l’argent parce que les opérations de manutention portuaire, essentiellement le chargement et le déchargement, sont très coûteuses.

K : Comment s’effectuait la répartition des tâches ?
Bon, le docker, c’était l’élément de base qui faisait la manutention. Il était supervisé, embauché par un chef d’équipe, les aconiers. On appelait ça des crochets : par exemple s’y a un bateau, y’a quatre cales qui travaillent sur un bateau, y’avait quatre équipes de dockers embauchés par quatre chefs d’équipe, y’avait un contremaître qui supervisait l’ensemble des opérations de manutention par bateau, un chef de service qui supervisait l’ensemble des contremaîtres, si y’avait quatre ou cinq bateaux qui travaillaient en même temps, et voilà !

K : Faut-il être polyvalent dans ce métier ?
Oui, parce qu’on est confronté à un ensemble de manutentions et c’est pas si évident de faire de la manutention maritime. Il s’agit pas simplement physiquement de porter une marchandise d’un endroit à un autre, il faut encore savoir l’arrimer, la manutentionner ou la manipuler, comme elle est très diverse, autant que faire se peut sans l’endommager. Vous pouvez manipuler un jour des liquides, des cartons fragiles, le lendemain de la sacherie, le lendemain des immenses rouleaux d’acier ou de câble. Maintenant y’a la polyvalence dans la fonction, on devait être apte à tous les travaux mais y’avait encore des dockers et des conducteurs d’engin, des pointeurs, donc par exemple, y’avait trois fonctions différentes où les passerelles étaient un peu plus étroites. Un docker qui sait conduire peut faire conducteur d’engin. C’est ce qu’on faisait lorsqu’on nous embauchait, qu’y’avait la "fogue", comme on dit, un vrai mot de docker aussi, c’est-à dire qu’y’avait beaucoup de travail, y’avait pas assez de dockers professionnels, on embauchait les dockers occasionnels à la journée et un docker professionnel pouvait faire le conducteur d’engin… Oui, je le faisais, ou le pointeur aussi.

K : Quelles étaient les principales cargaisons ?
Oh ! Les plus diverses possibles… Eh bien, tout ce qui est en vrac qui est nombreux, sacherie : sacs de farine, de ciment, hélas des sacs d’amiante à l’époque, du sucre en vrac qu’ils déchargeaient avec des immenses bennes preneuses. Du liquide aussi, des bateaux d’huile où on branche simplement un tuyau et on débarque ou on embarque de l’huile. Après, des cartons ou en palette, des produits alimentaires en vrac comme les bananes qui venaient de Guadeloupe ou d’Afrique en cartons de 17 kilos et après des charges unitaires plus lourdes, des grosses caisses, des petites, des moyennes, des containers, voilà.

K : Quelles relations aviez-vous avec les autres acteurs du port ?
Heu… avec tout ce qui est fonctions du port autonome, par exemple transitaires, aconiers… Douaniers, aucune relation.

K : Quels étaient vos outils de travail ?
Ce sont essentiellement des outils qui aident à la manutention. Le plus célèbre c’est le ganchou, appelé le crochet de docker : c’était un morceau de fer recourbé en forme de crochet, et le manche est fait de petites rondelles de cuir serrées les unes contre les autres. C’était le prolongement de la main, en fait, donc vraiment un outil et une aide bien utile pour la manutention de la sacherie, parce qu’il y avait des manutentions où il fallait manipuler des sacs de plus de 50 kilos et c’est bien utile au crochet pour arrimer ces sacs ou éventuellement virer des caisses. Bon, un bon outil c’est les chaussures et des gants de sécurité, surtout, mais les gants c’est surtout pour ce qui est élingage, ouvrir une manille, fermer une manille, mais pour tirer des sacs, c’est pas très pratique. Et puis les bras, aussi : c’était quand même, pas pour l’ensemble de la manutention portuaire mais des travaux bien spécifiques, le chargement et déchargement de vrac, la sacherie, où le principal outil c’est les bras et l’endurance.

K : Tu avais une tenue de travail ?
Non, heu… la salopette était recommandée, elle était fournie par l’aconier lorsqu’y avait des travaux assez salissants. Par exemple, pour la farine, et les sacs de farine, même si vous en éventrez un ou deux avec une fausse manipulation, soit avec le crochet, c’est pas sale la farine, peut-être au ciment, oui…

K : Quels sont les risques ou les dangers pour un docker ?
Heu… tu es dans une cale, dans le ventre d’un bateau, il faut y apporter des marchandises ou en sortir, avec des moyens de manutention qui sont généralement des grues, qui ont pour vocation de soulever des charges que tu vas y accrocher. Il faut éviter de rester dessous les charges en mouvement, il faut faire attention si tu travailles sur une section de cale, de pas tomber dans une cale qui est restée ouverte, voilà, quoi. Il faut toujours essayer de concilier l’efficacité de son travail, qui bien souvent rime avec rapidité, avec la sécurité. J’ai un souvenir, nous chargions des énormes balles de crêpes qui faisaient des sortes de cubes de un mètre sur un mètre, et on roulait avec notre crochet dans le filet accroché à la grue qui allait décharger. La particularité, c’est que c’était du crêpe, mais très comprimé, donc vous les faites rebomber, elles prennent un choc, elles restituent cette énergie et ça s’arrête pas de rebomber, c’est incontrôlable. Et on en mettait une dizaine dans un filet - c’était des balles qui faisaient 100 kilos minimum - le filet a cassé à l’arrachage de la grue et elles s’arrêtaient pas de rebomber dans toute la cale et c’était à la fois marrant, avec le recul, mais très dangereux évidemment.

K : Et les contraintes liées à ce métier ?
… La résistance physique, les conditions atmosphériques parce qu’on travaille dans un milieu qui bien souvent est hostile, on est dans la cale, dans le ventre d’un navire, on est souvent au danger, on a des charges qui nous passent sur la tête.

K : Qu’est-ce qui te plaisait le plus dans cette fonction ?
La liberté parce qu’on a l’impression, quand on est jeune, de ne dépendre que de ses bras, du travail effectué sur la journée d’embauche, et la satisfaction d’être payé le soir-même, parce que à l’époque on était payé à la journée avec l’argent cash et un petit ticket jaune dans notre carte de docker. Cette satisfaction du travail bien fait, d’avoir bien gagné sa paye et de l’avoir le soir, de la toucher physiquement ; demain sera un autre jour.

K : Cette rémunération, pourquoi à la journée ?
Ah ! Parce que c’était l’ancienne tradition sur le port, que moi j’ai pas connue, avant le vote de cette fameuse loi du 6 septembre 47 qui réglementait par l’intermédiaire d’un organisme, le bureau central de la main d’œuvre, l’embauche du docker sur tous les ports de France. Mon père l’a connue et me l’a bien racontée : on vous donnait un jeton lorsqu’on vous embauchait le matin et c’est avec ce jeton, une fois que vous aviez fini votre travail, que vous alliez vous faire payer le soir. Y’avait aussi le contexte économique du port où on ne peut pas maintenir une main d’œuvre fixe, mais que l’aconier qui met à disposition ses dockers, embauche le nombre de personnes approprié au travail qu’il va faire ce jour-même, c’était l’idéal. Après c’est passé à la semaine, après à la quinzaine… Oui, j’ai connu à la semaine, lorsqu’on est passé aux six heures quarante par jour donc, on faisait un shift le matin, un shift d’après-midi. Et je parle des années 75, pour que tu te rendes bien compte de l’avance grâce aux luttes syndicales dans la mobilisation des dockers, et ç’a pas été facile. C’était un peu les résultats finaux de 68, quoi, et ça nous a permis d’avoir une excellente rémunération et de travailler six heures quarante par jour, c’était superbe.

K : La rémunération à la quinzaine, ça te posait un problème ?
Non, aucun, et d’ailleurs je crois que c’est beaucoup mieux. Le fait d’être payé à la journée, le soir tu te sens riche alors bon, y’en a qui rentrent chez eux, y’en a qui vont boire quelques godets dans les bars, donc ils ramenaient pas toujours la paye à la maison et il vaut mieux ramener l’intégralité de la paye à la maison, donc c’est mieux lorsque c’est canalisé.

K : Existe-t-il une forte solidarité entre dockers ?
Oui, elle a été beaucoup cristallisée et consolidée par les luttes syndicales qui étaient chargées de défendre les intérêts des dockers et qui ont fait quand même les beaux jours du port de Marseille, plus que par une solidarité, parce que nous étions à l’époque quelque chose comme deux mille cinq cent dockers, on se connaissait pas tous, mais y’avait une solidarité dans la fonction. Mais à force de travailler, au bout de quelques années on commence un peu à se connaître, ne serait-ce que de vue, et la solidarité du même corps de métier, oui, elle y est.

K : Vous aviez des lieux où vous vous retrouviez ?
Eh bien généralement, la journée du docker à l’époque - parce que ç’a changé - elle est faite comme ça : vous allez à l’embauche le matin, y’avait un centre d’embauche, tous les dockers avaient rendez-vous à 5 h 35 le matin, été comme hiver parce qu’on travaillait en shift et qu’y avait deux embauches, et c’est là qu’était dispatché le travail de la journée par nos employeurs : par exemple - je simplifie à l’extrême - s’il fallait deux équipes à décharger des sacs, trois équipes à décharger des containers, nous donnions notre carte de docker au chef d’équipe chargé de recruter huit, dix hommes pour la journée. L’embauche durait une demi-heure mais le travail ne commençait qu’à six heures et demie, donc pendant cette demi-heure on se retrouvait soit au café, dans tous les bars de la Joliette ou du Cap Pinède ou de Mourepiane, qui sont à peu près les trois points, si on prend le Cap Pinède comme point intermédiaire du port. Ah ! Y’avait les bars qui étaient un peu célèbres, ça dépendait des affinités de chaque docker, de chaque équipe qu’il avait l’habitude de suivre, voire même du quartier qu’il fréquentait : par exemple, les dockers des quartiers Nord fréquentaient davantage le boulevard Bernabo ou plutôt quelques gargotes ou quelques bars de Mourepiane… Moi c’était plutôt la Joliette, le bar du J1, le bar-tabac du Quinze-Cent, ça c’était les grands points de rendez-vous.

K : Quel est ton meilleur souvenir ?
… Le souvenir de la liberté dans le travail, le rapport de force qui faisait qu’on était des employés - en fait, un docker c’est un manœuvre - c’est ce sentiment ou du moins l’impression de liberté que j’avais en choisissant mon travail le matin autant que faire se peut, en le faisant et en étant payé le soir.

K : Et le plus mauvais ?
Ah ! Des fois des conditions difficiles de finir la journée, la pénibilité du travail, même si bien rémunéré et ç’a pas toujours été facile.

K : Tu as une anecdote ?
Une anecdote… Un jour, on était une équipe dans une cale spéciale, un petit réduit fermé qu’on appelle un locker. On était jeunes et déconnards, évidemment, larges d’épaules, comme chantait Lavilliers et on chargeait des cartons de Get, qui partaient à Nouméa ou quelque chose comme ça. Alors là, on était sous la surveillance d’un calier, un marin du bord, qui surveillait si on volait pas parce qu’y avait le "fly", le vol, sur les quais, les dockers avaient une propension à faire un peu de grappillage. Donc mon copain se pointe et fait comprendre au calier - je crois qu’il était italien - avec les gestes : "Dites, on peut vous en prendre une, chef, on boit un coup ensemble ?" Le calier, lui, il fait ce qu’on lui demande, c’est-à-dire surveiller que les opérations d’embarquement se fassent correctement, surtout pas en ouvrant les cartons. Il dit : "Non, non, non", il veut rien savoir, catégorique. La deuxième palanquée arrive avec la grue et la palette était accrochée avec un grand filet et quatre crochets ; mon collègue en décroche que trois et y dit au grutier, au panneau - on avait toujours un panneau qui commandait les manœuvres de la grue - : " Vas-y, tu peux en chercher une autre." Évidemment, comme il avait oublié de décrocher le quatrième crochet, toute la palette a versé, y’avait donc environ 800 kilos de cartons de peppermint, enfin, d’alcool quoi, renversés par terre. Y’en a qui se sont cassés, y’avait une grosse tâche verte… Et le calier a reçu le message, bon, on a nettoyé et tout, on s’est bien fait passer un savon et la palette suivante, il nous a donné une bouteille, l’air de dire : "Bon bè, vous la boirez, maintenant vous cassez plus rien !" Y’avait quand même un sentiment d’irresponsabilité aussi, il faut le dire. On travaillait dur, vite, on était bien payés et on était jeunes, on venait de milieux différents, de quartiers différents, on avait la vague intuition qu’on était payés pour la force de travail et il fallait pas compter sur nous pour la conscience professionnelle, il faut le reconnaître. Tout ça, ça vient après, ça s’intègre.

K : Tu te sentais lié au port, à Marseille ?
Ah ! Bè, nécessairement, ça, ça vient tout seul. C’est un contexte tellement spécial, tellement intense et par rapport à la pénibilité ou à l’organisation du travail, par rapport aussi à nos employeurs, sans évoquer l’influence des luttes sociales qui se sont passées sur le port et de syndicats de gauche qui ont largement contribué au bien-être des dockers. C’est la période que j’ai eu l’honneur et le privilège de partager en tant que docker, que j’appelle toujours l’âge d’or du port de Marseille, les années 70 et 80.

K : Ton lien à toi, comment le définirais-tu avec le recul ?
Pas d’atavisme. J’ai eu l’occasion de passer de l’autre côté de la barrière en faisant le chef d’aconage beaucoup plus tard, pendant cinq ans, dans d’autres pays ou soit dans une activité pétrolière, mais j’ai toujours retrouvé l’ambiance typique d’un port. C’est une façon d’être, de penser et d’agir qui est propre à l’ambiance portuaire et de façon plus générale parce que y’a pas que les dockers sur un port, le docker c’est un métier à part, une caste à part, c’est…

K : Rêvais-tu parfois d’embarquer, de quitter le port ?
Non, non… Tu veux me demander si les destinations auxquelles j’étais confronté dans les opérations de manutentions me donnaient l’envie d’embarquer, un peu comme la chanson d’Aznavour, quoi : « Sur les docks, où le froid et l’ennui… » D’ailleurs, le texte il est pile-poil sur l’ambiance d’un port. Ah ! Oui, ça c’est l’ambiance d’un port ! Mais bon, je suis beaucoup parti, dans ma vie, j’ai un peu voyagé, mais la fonction de docker je crois pas que ce soit elle qui me donnait la piqûre de voyager, je crois pas.

K : La profession a évolué de tes débuts à la fin de ton activité ?
Oui, énormément. Elle a évolué avec la modernisation des moyens techniques de manutention, c’était un travail très physique et y’avait très peu de mécanisation. Il est évident que les débuts, un bateau qui vient dans un port pour les opérations de chargement et de déchargement, c’est un navire qui - pour l’armateur - perd de l’argent, donc il faut faire vite. C’est une évidence dans tout l’ensemble de la logistique ou de la manutention moderne, la fluidité et la rapidité des flux, en fait c’est lié à l’évolution des apparaux, dirons-nous, et pas des appareils de manutention. Donc, on a trouvé un truc génial qui s’appelait le container qui existait avant, c’était une grosse boite en fer dans lequel on stockait de la marchandise de valeur et puis l’extension du container a été de plus en plus grande, à tel point que les marchandises en vrac sont de plus en plus rares. Cette manutention implique de gros chariots élévateurs, des grues plus puissantes, alors évidemment, les avantages c’est une cadence plus rapide de chargement et de déchargement, les désavantages c’est par exemple une raréfication du nombre du personnel.

K : Justement, qu’est-ce que le travail a perdu ou gagné ?
Le travail y a gagné en moins de pénibilité, en structuration, d’après ce que j’en sais : la réglementation de la fonction est beaucoup mieux canalisée et moins anarchique, plus sécurisante pour les dockers, maintenant. On le doit beaucoup à l’activité syndicale, on a toujours été une sorte d’étendard et même voire privilégiés mais enfin, c’est pas venu tout seul parce que la vocation des patrons de Marseille, les aconiers, c’est pas des tendres et s’ils avaient pu, ils nous auraient traités comme de simples manœuvres.

K : Ton père et ton grand-père se sont battus pour ça…
Absolument ! Parce que le métier de docker tel que je l’ai connu, l’âge d’or, il est pas venu tout seul. Mon père a connu les grèves de 50, l’époque où il osait pas prendre le tramway parce qu’il était plein de charbon, en 47, et il se lavait à la fontaine de son quartier. Mon grand-père, lui il débarquait les wagons de charbon à la pelle. Là, ça se bousculait pas pour être docker, ou du moins pour y faire carrière.

K : Et ce que le métier a perdu ?
Ce qu’il a perdu, c’est en fonction de la modernisation, de concepts qui sont de toute façon naturels, à savoir la compétitivité des ports entre eux, entre états ou au sein d’un même état, et la fluidité nécessaire, la mobilité et la rapidité des flux d’import-export. Un des aspects de la mondialisation a fait que la fonction de docker a été obligée de s’adapter aux nouvelles technologies, donc là où il fallait dix hommes pour charger 500 ou 450 tonnes de sacs de farine en marche forcée pendant huit heures à l’époque, et même pendant les six heures quarante, notre rendement était supérieur. Par exemple, 420 tonnes de farine de 50 kilos à dix dans une cale, ça faisait travailler dix hommes dans la cale, le chef d’équipe, le chef panneau, enfin, une vingtaine de personnes, ou le triage des caisses d’oranges où il y a une kyrielle de marques à terre, ça faisait travailler quarante personnes : une cale, un crochet, comme on dit. Maintenant, avec la containérisation, c’est-à dire dire la mise en container de l’ensemble de ces marchandises en vrac, où il fallait une vingtaine d’hommes en tout, bord, terre, conducteurs d’engins, il en faut que cinq ou six.

K : Que penses-tu de la réforme de la manutention portuaire de 92 ?
Pfff, la réforme je l’ai pas connue, je suis parti avant… Elle était inévitable, on a toujours souffert, à Marseille, à tort d’une mauvaise publicité : « Les dockers c’est une sorte de seigneurs, ils font ce qu’ils veulent, quand ils veulent, ils sont bien payés et ils foutent pas grand-chose, ce sont des grèviculteurs » mais bon, ça c’était vu de l’extérieur mais de l’intérieur, il faut se dire que… C’est vrai que socialement, on avait, oh ! Facilement quinze ans d’avance sur l’ensemble des autres corporations. Mais tu te rends comptes, à vingt ans… c’était pénible, mais je le payais cash avec une bonne suée et j’avais de très bon revenus. Alors on disait toujours : « Bè, vous avez qu’à vous battre pour arriver aux mêmes choses ! - Ouais, mais comment on fait ? - Bè, vous faites comme nous : vous faites grève, vous fermez le port, s’y a des CRS, bè, vous faites le coup de bâton ou le coup de poing avec eux, s’y a des casseurs de grève, vous faites pareil. - Ouais mais c’est Staline ! » Non, c’est pas Staline, nous on se bat pour nos revendications : la manutention sur le port, elle doit être faite par les dockers professionnels, y’a pas à lever le poing ni quoi que ce soit au niveau syndical, il s’agit simplement de faire respecter la loi du 6 septembre 47. C’est pas nous qui l’avons votée, c’est le gouvernement, à l’époque.

K : Qu’est-ce qu’il te reste de la profession ?
Un esprit de combativité, d’indépendance. Lorsque je vois les problèmes sociaux et économiques actuels, je connais pas de profession qui soit arrivée si haut et qui réussit, même maintenant, à garder ses privilèges - acquis de haute lutte, attention ! C’est pas venu tout seul. C’est cette nostalgie de liberté et de solidarité, oui, de combativité pour notre outil de travail. On a souvent été qualifiés d’empêcheurs de tourner en rond mais je retrouve ça dans aucune corporation, l’avance sociale qu’on a eue, d’acquis sociaux en rémunération, en congés payés, y’avait pas de pointeuse, quoi ! Vingt ans après, c’est quelque chose que je retrouve pas.

K : Tu as gardé des contacts, des amis ?
Non, non… J’ai pas gardé de contacts mais enfin, je me sens toujours docker. Lorsque je vais chercher le colis de Noël pour nos vieux - j’ai la chance d’avoir mon papa en vie et ça me permet de revoir les anciens - on parle comme si on avait quitté les quais la veille, quoi. Ah ! Bè, ça fait plaisir, je me revois comme quand j’étais à l’embauche ou après l’embauche, qu’on déconnait, on discutait… On dit toujours les mêmes conneries, d’ailleurs, c’est dingue et puis je vois que les jeunes qui ont pris la relève, ils sont super bien aussi. Oh ! Généralement ce sont des fils de dockers aussi, donc dockers eux-mêmes.

K : Passé révolu ou nostalgie ?
Nostalgie, non, à cinquante-sept ans j’ai pas envie de retourner sur le port. Je vois ça comme une expérience très positive et comme… avoir fait partie d’un monde, les dockers professionnels.

K : Qu’est-ce que tu as fait après ?
Ah ! Comme j’avais eu la chance d’aller un peu à l’école, j’ai répondu à une annonce à l’international, je suis allé mettre en pratique mais à un niveau de responsabilité un peu plus élevé en allant faire l’aconier et le chef d’aconage en Afrique pour une compagnie, SCAC International. Je me suis encore retrouvé sur un port à superviser le chargement, le déchargement, le mouvement des navires de commerce… C’était l’autre approche du port, je savais de quoi je parlais puisque j’avais été docker. J’étais un des plus jeunes à l’époque et le seul issu vraiment du milieu manutention maritime, les autres aconiers qui travaillaient pour d’autres sociétés étaient généralement issus du métier de marin… C’est un avantage énorme parce que ça crée des liens, ça permet de comprendre beaucoup de choses dans la supervision de l’embauche, évidemment, parce qu’un port c’est toujours un port, y’a toujours les mêmes réflexes. Si évidemment, des ports en Afrique en 77 ou 79 on voit bien qu’il y a un décalage parce que c’est moins moderne, mais y’a le système D et ça, ça s’acquiert que dans les cales, donc c’est un avantage d’avoir une formation de docker au départ. La connaissance de la manutention et des gens qui la composent, des dockers.

Propos recueillis par M-J Flandin le 03/10/07 ; rédaction : Odile Fourmillier.

2 Messages

  • "Quand y’avait la fogue" 12 juin 2008 21:57, par thierrydock13

    Superbe histoire ou j’ai revis l’histoire de mon pere docker sur les bassins ouest de marseille, les billes de bois ,les sacs de ciment dans les wagons ,etc...Que de changements depuis,j’ai integré cette profession en 1999 donc apres la reforme avec un statut un peu differend mais bon..A present l’informatique a pris le pas et les engins de manutention sont de plus en plus evolués,mais la mentalité reste quasi intacte(pourvu que ça dure).Bonne retraite a toi camarade

  • "Quand y’avait la fogue" 14 septembre 2009 14:49, par Abderrezak Djebrouni

    Ah ! ces fameux dockers de Marseille.. ces fameuses années dockers dans les années 70/75 que pour prétendre à avoir un poste dans ce milieu.. fallait soit être fils de ministre ou soit être pistonné en très haut lieu en mairie un peu ce qui se passe aujourd’hui avec les éboueurs .. Et je pouffe de rire quand je lis " C’est un métier qui se transmet de père en fils".. En effet uniquement vos fils y avaient droit pas ceux des autres".. Vous aviez certainement la formule magique qui vous permettait d’y accéder à cette fonction ou une aide peut être divine pour être un des élus.. car le commun des mortels, cultivé, travailleur et motivé, son savoir ne valait rien.. il lui suffisait juste de connaitre le jardinier de la mairie qui en parlait à son cousin qui fait le nettoyage des salles communes et qui à pû entres deux ménages parler avec l’adjoint du maire ou autres et puis voilà.. vous êtes entré docker ou voire éboueux.

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