Migrant arménien
L’Araxe, désormais turque, étirait autrefois son lit entre les Arméniens de l’Ouest et ceux de l’Est. Après le génocide de 1915, la rivière intérieure s’est vu attribuer le statut de frontière naturelle entre deux peuples. Natif d’Erevan, Samuel Soukiassan a pu être élevé, côté Est, dans la partie non annexée au pays de ces ancêtres : il est né arménien, en 1967. Il a donc grandi, jusque dans les années 90, dans un contexte communiste. La fin du système soviétique a sonné, pour lui, l’heure du départ. Terminus : Marseille. Soliloque.
Du temps de l’Arménie
Je viens d’une famille de fonctionnaires. Mon père a exercé le métier d’architecte pendant quarante-huit ans. Il a occupé le poste de ministre des constructions. Il était membre du PC. J’ai grandi dans une société communiste. J’ai suivi le parcours scolaire normal : de sept à dix-sept ans je suis allé à l’école. Après j’ai commencé mes études d’économie et de gestion. En 1986, à dix-huit ans, j’ai incorporé l’armée arménienne pour deux ans. J’étais cantonné en Allemagne de l’Est. J’ai beaucoup voyagé, car comme je suis musicien, je faisais partie du Jazz band de l’armée. On jouait pour les soldats d’Allemagne de l’Est et pour les Russes. En 1988, à la fin de ma mission, j’ai repris les études. Je les ai achevées en 1990. Pendant ces années-là, entre 1988 et 1990, je participais aux manifestations pour la fin du système communiste, sur la Place de la Liberté, à Erévan.
Le tournant politico-affectif
Le nouveau gouvernement de transition s’est mis à exercer des pressions sur les anciens fonctionnaires. Mon père a subi des pressions ; un anarchiste est même allé jusqu’à tirer sur sa voiture pour l’effrayer ; il a commencé à souffrir de problèmes psychologiques et de problèmes de santé. Il est décédé à la suite d’une troisième crise cardiaque, en novembre 1991. Moi, je travaillais déjà dans un ministère, au poste de “sous-chef des finances, du budget, d’une région”. Professionnellement, c’est devenu de plus en plus difficile de porter le nom de mon père. J’ai commencé à comprendre ce qu’il voulait dire par “pressions”. Je travaillais dans ce système, donc je comprenais ce qui se passait. J’aimais mon pays, ma famille, ma terre... J’ai participé, un bref moment, à la guerre entre Arménie et Azerbaïdjan. Mais ce que j’ai vu au moment des fluctuations politiques : abus de confiance de la population... m’a fait éprouver de la haine pour le nouveau gouvernement.
La décision de rompre
Un jour, au début de l’année 1994, j’ai décidé de partir. J’avais vingt-sept ans. J’étais libre. Je voulais vivre dans une communauté plus stable, quitter le système. J’ai pris des cours d’anglais intensifs pendant trois mois, car je pensais m’installer aux Etats-Unis. Mais j’ai changé de destination, l’ambassade de France m’ayant accordé, la première, un visa.
J’étais le premier à partir : mes quatre sœurs et ma mère restaient en Arménie. Je ne parlais pas un mot de français. J’étais confiant, parce que j’avais de l’expérience. J’étais sûr de faire quelque chose, de ne pas rester dans le vide.
Objectif France
J’ai pris une valise, une veste, quelques économies : environ 500 dollars. J’ai voyagé par avion : un vol direct Erevan-Paris. Je ne suis resté que quelques heures dans la capitale. Puis le train m’a amené de Paris à Marseille. Je savais qu’une communauté arménienne d’Arménie était établie là ; c’est-à-dire, une communauté de culture communiste qui a grandi là-bas, comme moi.
Une fois sur place, j’ai tenté d’obtenir auprès de l’OFPRA, de Paris, le statut de “réfugié politique”. Mais je ne suis pas parvenu à prouver que l’on avait tenté d’assassiner mon père et qu’il y avait des pressions. J’ai même déposé des dossiers au Conseil d’Etat. Les amis arabes, juifs, français, espagnols, et particulièrement une famille d’Arméniens de Turquie, m’ont aidé à remplir les papiers.
Emploi-travail-action
Dès mon arrivée, j’ai cherché du travail à droite, à gauche. Au bout d’une semaine, j’en ai trouvé un, dans la restauration. Je travaillais la nuit, dans un restaurant égyptien. Je me demande encore comment mon patron m’a accepté, alors que je ne parlais pas un mot de français. J’ai appris le français dans un livre, un genre de dictionnaire-niveau-zéro, du russe en français. J’étais aussi aidé par les employés du restaurant. Les gens autour de moi me corrigeaient ; même les clients m’aidaient. Je ne me suis pas permis d’être faible car je parlais déjà trois langues : l’arménien, le russe et l’anglais. Quand on a appris à parler trois langues, on peut en apprendre une quatrième.
Concours de circonstances
Un an après mon arrivée, j’ai trouvé un organisme qui faisait passer les examens pour cadres financiers. Ce concours spécial pour les comptables et les cadres banquiers était organisé par le ministère du travail. Je suis arrivé sixième sur 300 candidats. Mais le diplôme qui m’aurait permis de poursuivre les études sans passer d’équivalence ne m’a pas été délivré, à cause de mon accent et surtout de mes papiers qui n’étaient pas à jour. Le statut de réfugié politique m’a toujours été refusé. Je n’ai jamais réussi à prouver que l’on avait tiré sur mon père. Pourtant, j’ai même déposé des dossiers au Conseil d’Etat.
Inscriptions-installations-implication
Grâce aux amis (arabes, juifs, espagnols, français, surtout une famille arménienne de Turquie) j’ai pu ouvrir un compte à la banque, m’inscrire à l’ANPE, aux ASSEDICS. J’ai toujours refusé de passer par les centres de réfugiés qui existent, le niveau ne me plaisait pas : la drogue, la saleté...
Je me suis installé dans un hôtel, le premier mois. Puis, dans une maison près de l’église arménienne. J’y suis resté neuf mois. L’appartement était prêté par l’église. En échange, je faisais des travaux dans l’appartement, je jouais de l’orgue le dimanche, je faisais le ménage, de l’administratif pour les baptêmes, les mariages dans la communauté des Arméniens de Turquie. En parallèle, je travaillais toujours en restauration, le soir. Je terminais tard. J’étais très occupé, entre les amis, le travail, la maison, l’église.
Puis, un ami juif s’est porté garant : j’ai pris un appartement. J’ai commencé à travailler la journée, en cuisine, au service, en restauration. Un rapport de confiance s’est installé entre le patron et moi. Il s’est déchargé sur moi ; je suis devenu responsable de deux restaurants.
L’envolée en autonomie
En 1998, j’ai pris ma propre affaire de restauration en gérance. Mais la construction de l’Université d’Economie paralysait l’activité de la rue. Au lieu de rester, de résister, de demander une aide à l’Etat, je suis parti.
En 2000, je suis devenu Directeur Général d’une société d’électroménager. J’occupe ce poste depuis. Entré comme troisième associé, j’ai depuis racheté toutes les parts : l’entreprise est à moi. Parallèlement, j’ai monté une autre entreprise de prêt-à-porter femme-enfant.
Détour par la communauté originelle
Je suis heureux. En 2000, je suis entré dans la JAF (ndlr : Jeunesse Arménienne de France) par un ami musicien. Je suis accordéoniste. Maintenant, je suis membre du conseil d’administration. Avant, j’étais déjà actif auprès des Arméniens, mais à titre personnel, pour remplir les papiers, conduire à l’hôpital pour des soins... A la JAF, on est réunis dans une même culture française.
A la maison, le soir, je regarde la télé arménienne. Je suis fiancé avec une Arménienne d’Arménie. Nous partageons une façon de respirer, de vivre, semblable. Dans la journée, je suis le patron ; dans la soirée, je suis Arménien.
Un arbre loin de la source
J’ai de bons souvenirs en Arménie : les amis, les endroits où j’ai grandi. J’y suis bien, mais je ne peux plus vivre là-bas. Je suis parti à un âge où on cherche une racine : on la trouve et on en fait un arbre. En France, je me suis créé moi-même. Là-bas, ce sont mes parents qui m’ont fait, l’école, les études, l’éducation. Si j’avais travaillé en Arménie, j’aurais dû être un autre homme. Les Arméniens remarquent tout de suite que je suis un étranger. Je suis trahi par ma façon de prendre contact, de réagir.
Je travaille en France, je travaille à la française, mais je vis à l’arménienne. J’accepte de porter la double culture. De mon pays, je garde la langue, les habitudes, l’honneur. Mais je suis aussi très bien adapté à la communauté française, même au point de vue politique.
Retrospective sur les décalages
A l’école, on était obligé d’apprendre l’histoire du monde économique et politique. Je connaissais le 14 juillet, Napoléon, la première et la deuxième guerre mondiale, Paris, les Champs Elysées.
En arrivant à Marseille, j’ai été choqué par certaines choses : les gens étaient négligés, esthétiquement. En Arménie, jamais on ne sortait pas rasé, sans costume. Je n’ai jamais vu mon père ou mes oncles comme ça.
Pour recevoir, il faut téléphoner, prendre rendez-vous. Ici, tant qu’on a pas signé un papier, la parole n’est pas fiable. En Arménie : on dit, on fait.
Les gens, ici, mangent dans la rue. Ils marchent très vite. En Arménie, il n’y avait pas de personnes seules, ivres ou malades dans la rue ; les hommes se sentent responsables des leurs, de la femme.
Ici, les femmes ont leur propre voiture qui les attend dans la rue ; elles semblent tellement libres de leurs décisions qu’elles en deviennent ignorantes de l’autre. Certaines libertés, au fond, nous dérangent.
Quand j’ai commencé à pouvoir faire de l’humour en français, j’ai compris que la mentalité des Arméniens peut s’accorder à celle des Français. Les blagues traduites en français résonnent aussi en arménien. On est pas trop différents.
La plus grande souffrance
C’est de se sentir seul, de ne pas être chez soi. J’ai trouvé que plus je pense et plus ça me dérange, alors, je pense moins, et je ressens moins.
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