Descendants de migrants arméniens
Petits-enfants de génocidés en Arménie, enfants de réfugiés d’Izmir la turque, Rosa et Berdj n’ont pas grandi sur les terres de leurs ancêtres. Ils doivent au courage des leurs d’avoir pu naître et vivre, mais ailleurs. Lui a vu le jour en Grèce, elle en France. Les destins de ces deux Arméniens se sont croisés à Marseille. Depuis qu’elle les a recueillis, la cité phocéenne les retient dans son nid... En nom et place de leurs ancêtres migrants.
Interview de Rosa et Berdj réalisée le 10/05/2005
Koinai : Qu’est-ce qui amène un être humain à quitter sa terre natale ?
Rosa : La force, il n’y a que ça. Etre chassé. Quand on vient vous dire : "Partez de cette maison !" J’ai transpiré tant d’années avec mon mari pour avoir la mienne. On y tient et on veut la garder, c’est notre nid, c’est notre terre. Je ne conçois donc pas la situation que mes parents ont vécue. Il fallait batailler pour rester sur place.
K : De quel lieu êtes-vous originaires ?
R : Mes grands-parents paternels étaient de Tékirdag. Ils se sont rencontrés pendant le génocide. Ils se sont mariés à Izmir. Les parents de ma mère, sa sœur, sont morts pendant l’exode. Ils font partie du million et demi que nous connaissons, celui que les Turcs ne veulent pas reconnaître. Ma mère est de Téquisbor, à l’ouest d’Istanbul. Mon père est de Yozat en Anatolie. C’est là qu’ils se sont rencontrés et mariés.
En 1922, il y a eu la guerre. A l’époque, le général Kemal ata turc (Moustapha Kemal) a réussi à chasser les Grecs qui occupaient une partie de la Turquie. Dans les troupes grecques, il y avait quelques Arméniens, dont mon père, qui a combattu pendant la bataille d’Izmir.
K : Pourquoi et quand avez-vous quitté votre Pays ?
Bredj : Après l’événement d’Izmir. Kemal ata turc, ayant gagné la guerre, a chassé les Grecs puis les Arméniens. Alors que la ville était à feu et à sang, ma mère était enceinte de moi. Mon grand frère marchait, mais un autre était encore dans ses bras, il avait à peine deux ans. Un jour, une dizaine de soldats turcs est entrée dans les ruines où ma mère se cachait. Mon frère s’est mis à pleurer. Les Turcs ont demandé : " Qui est là ? " Une petite vieille a répondu : "C’est moi", tout en s’avançant vers eux. Ils se sont jetés sur elle et, devant les yeux de ma mère, ils l’ont massacrée. Le petit pleurait toujours. Ma mère, sentant venir son tour, a sorti des pièces d’or de sa ceinture et les a jetées à la volée. Les soldats se sont rués sur elles et ma mère en a profité pour prendre la fuite avec ses deux enfants. Arrivée au port, elle a appris la mort de son mari. Elle était désespérée car elle était amoureuse de mon père. Poussée par le chagrin, elle a tenté de se donner la mort en se jetant à la mer avec ses petits. Mais des hommes qui se trouvaient sur le bord ont vu ce spectacle. Ils les ont sauvés tous les trois. Ensuite, elle s’est embarquée pour la Grèce, où je suis né en 1923. Je n’ai donc pas vécu le génocide. Ma mère, elle, a vu sa sœur se faire massacrer.
K : Comment l’exode s’est-il déroulé dans votre famille ?
B : Ma famille... Il n’y avait que ma mère, mon frère et mon oncle. Je n’ai jamais connu mon père. Il a été tué en septembre 1922 au cours de la bataille d’Izmir. Nous n’avons même pas pu avoir son corps. Mon petit frère est mort en Grèce quand nous avons débarqué, victime des épidémies de dysenterie, les maladies de la guerre, en fait... Je venais de naître et ma mère souhaitait que je meure avant de partir pour la France. Un docteur arménien lui a conseillé d’embarquer quand même, de prendre le bateau, pensant que l’air de la mer me ferait du bien. J’ai finalement guéri avant d’arriver à destination. C’est l’air marin, en fait, qui m’a sauvé la vie. On a débarqué à Marseille le 2 juillet 1923, j’étais encore bébé, j’avais cinq mois. Je possède encore le passeport de ma mère. Nous sommes montés directement à Paris rejoindre son frère. Nous y avons vécu assez longtemps. Puis, nous sommes retournés sur Marseille. Comme beaucoup d’Arméniens, nous sommes restés dans cette ville parce que le climat nous convenait.
R : Ça, je ne peux pas répondre, je n’étais pas née. Ma mère était enceinte, elle n’était pas mariée. On peut témoigner d’après ce que que nous avons entendu par nos familles. Nos parents sont arrivés "nus et crus", c’est le cas de le dire.
K : Quels métiers exerçaient-ils ?
B : Mon oncle était cordonnier et ma mère l’aidait dans son travail.
R : Ils ont fait des boulots manuels. Tu peux être ingénieur là bas, mais, si tu ne sais ni lire ni écrire la langue du pays d’accueil, tu fais un travail manuel. La majorité des Arméniens s’est installée à Saint-André, où se trouvait la briqueterie. D’autres ont préféré vivre à Saint-Jérôme où l’on fabriquait les tapis d’Orient. Ceux qui étaient venus avec un petit peu d’argent ont choisi Beaumont. Chacun s’est installé là où il y avait des possibilités, comme aux raffineries de sucre de Saint-Louis. Tous les Arméniens savaient tout faire de leurs dix doigts et s’ils ne savaient pas, ils apprenaient. Mes parents sont venus s’installer ici au "Tapis d’Orient" parce que c’était un immense atelier et qu’ils connaissaient déjà ce travail. Mon oncle, déjà installé à Paris, avait un petit boulot.
K : Votre mère s’est-elle bien adaptée ?
B : Oui. Elle était obligée...
R : Comme la majorité des Arméniens, les femmes parlaient turc ou arménien. Elles ne savaient pas parler français. Elles travaillaient la journée et n’avaient aucun contact avec l’extérieur. C’était les hommes qui partaient faire les commissions et les femmes restaient avec leur progéniture dans des petits baraquements qu’on leur avait donnés.
K : Etes-vous retournés au pays des ancêtres ?
B : Bien sûr, nous y sommes allés ensemble.
R : Nous sommes allés retrouver nos racines. Mon mari ne sait pas parler le turc, par contre, moi je parle cette langue. Grâce à un Turc, j’ai pu retrouver la maison de ma mère. J’ai réussi à ramener un "tuf " (ndlr : roche poreuse volcanique) que mon arrière-arrière-grand-père avait sculptée. Dans ce tuf était gravé "1861-séné". En turc, cela veut dire : "année". C’était écrit en lettres arméniennes et j’ai réussi à l’avoir. En ce moment, cette pierre se trouve chez mon fils. Pour moi, c’est inestimable. L’année d’après, ils ont rasé tout le quartier arménien et en ont fait un grand boulevard. Ma mère n’a pas eu le droit de retourner dans son pays cette fois-là. Sur son passeport c’était marqué : "Interdiction de retourner en Turquie". Les Arméniens n’ont été français qu’à partir de l’ère Giscard d’Estaing/Mitterrand. Quand elle a reçu sa carte électorale, elle a dit : "Je suis Française, il faut que je retourne dans mon pays." Elle a retrouvé sa maison, sa cathédrale. Elle est revenue avec des souvenirs, elle était très chagrinée. Cela m’est resté en mémoire.
K : Quels éléments de la culture d’origine vous-ont été transmis par votre famille ?
R : Disons qu’à la maison, la culture, la langue, c’était le turc. L’arménien, je l’ai appris sur le tas. Nous sommes grégoriens, non pratiquants. Mais, quand même, on a la foi, on est baptisés et puis toutes les histoires qui se racontent du côté de ma mère... Mon père, malheureusement, je l’ai perdu très tôt : en 1942. J’en ai de vagues souvenirs. C’est vrai que j’aime beaucoup parler le turc parce que je l’ai appris par ma mère et ma grand-mère... Régulièrement je me rends à Istambul où vit encore ma famille paternelle.
B : La religion, nous l’avons gardée, la langue turque, je ne la connais pas mais je connais très bien l’arménien. J’ai même chanté pendant vingt ans dans une chorale arménienne, comme ténor.
K : Vous êtes-vous facilement adaptés à la société française ?
R : Le seul handicap que mes parents ont eu, c’est la langue : ils parlaient "petit nègre", c’est le cas de le dire ! Ils comptaient sur leurs enfants pour se débrouiller dans la vie : ma belle mère avait ses deux fils à Paris ; ils vivaient dans un milieu français et ont étudié. Arrivés chez nous, ma sœur et mon frère, qui n’ont pratiquement reçu aucune éducation scolaire, se sont mis tôt au travail. Moi j’étais scolarisée. Je travaillais bien en classe mais, hélas, il a fallu que j’arrête ma scolarité pour aider mon père. Malheureusement je l’ai perdu tôt, pas dans l’exode, c’est ici qu’il est mort de maladie. Il a fallu se mettre très tôt au travail pour aider nos parents. Ma mère avait trois enfants et s’est retrouvée veuve à trente-cinq ans. A l’époque il n’y avait pas d’allocations familiales...
K : Avez-vous souffert de discriminations ?
R : Je ne comprenais pas cette mentalité du Français dont les propos étaient : "Sale Arménien ! Retourne dans ton pays." Vraiment je ne comprenais pas. Pourtant je me lavais, je n’étais pas sale...
B : J’habitais Paris, où j’exerçais le métier de radio électronicien. Evidemment, quand il y a eu l’occupation, il s’en est fallu de peu pour que je me retrouve au Service de Travail Obligatoire, en Allemagne. C’est mon patron qui m’a sauvé : il s’est débrouillé.
K : Est-ce que vous êtes nostalgiques du pays ?
B : Non...
R : D’année en année, ça va en s’améliorant mais la nostalgie, tous les Arméniens l’ont. Ma mère en parlait. Elle a été séparée de sa sœur unique après le génocide. Ma tante est restée en Grèce parce que toute sa famille y vivait : les oncles, les tantes et tous ceux qui ont été sauvés du génocide. D’après ses dires, elle serait née en 1907 et pendant le génocide elle devait avoir quatorze, quinze ans. Ensemble, ils ont décidé de venir vivre à Marseille. Il y avait aussi ma grand-mère paternelle que j’ai connue, et trois tantes dont une est toujours en vie et qui réside en Amérique. Je ne pense pas que je sois nostalgique parce que je ne l’ai pas connu. Par contre, j’ai la curiosité de retrouver mes racines. D’ailleurs c’est ce que je fais dès que l’occasion se présente.
K : Souhaiteriez-vous retourner dans votre pays d’origine ?
B : Non.
R : En Turquie ? Non ! Impossible de demander ça. Regardez ceux, en 1947, à qui l’on avait promis monts et merveilles et qui ont accepté de partir vivre en Arménie soviétique. Ils se disaient : "On est sorti d’une guerre de massacres des Turcs, on a tout perdu. On s’est réfugié en France et peu après, il y a eu la guerre mondiale." Mais, en Russie, l’étau s’est resserré et ils ont encore souffert. Quand Kroutcheiv a ouvert le rideau de fer, tous les Arméniens se sont sauvés. Ils se sont dit : "Notre terre d’accueil c’est Marseille, la France, qu’est-ce qu’on fait en Russie ? " Et ils sont revenus "dare-dare". Et c’est pour cette raison que je ne risque pas de retourner en Turquie.
K : Quels sont vos projets d’avenir, en France ou ailleurs ?
R : Ailleurs, il n’y en aura pas. Que le bon Dieu nous donne la santé. Les projets, à notre âge, on n’en a plus besoin. On vit avec ce que l’on possède. On a transpiré la sueur de notre front, on ne l’a pas volé. On n’a pas eu peur de travailler quatorze à quinze heures par jour. On a donné une éducation à nos enfants : j’ai un fils et une fille. Mon fils est quand même sous-directeur à l’EDF. Par contre, ma fille, l’école ne l’intéressait pas. Elle s’est mariée tôt. Son mari a un bon travail et elle a eu un commerce.
B : Que la vie continue.
K : Qu’est-ce qui pousse toutes les générations à émigrer depuis des décennies ?
B : Personne ne veut émigrer. Mais c’est la force. C’est par la force que nous avons été chassés de la Turquie. C’était nos terres, là bas, et on ne peut pas m’enlever de l’idée que c’était une extermination. Tout ce que nous demandons maintenant, c’est que ces Turcs reconnaissent le génocide qui a été perpétré par le gouvernement "Jeune Turc" de l’époque.
K : Quelque chose à ajouter à cette interview ?
B : Je suis bien content d’avoir pu raconter un petit peu le début de ma vie. C’est un peu l’histoire de tous les Arméniens.
R : Je bénis ma mère qui a choisi la Provence, c’est le Paradis.
Propos recueillis par : Xavier Gostanian ; rewritting : Patricia Rouillard
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