Aujourd’hui, Jeanine est à la retraite et elle travaille dans une association. Auparavant, elle travaillait au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), dans le laboratoire de mathématiques du campus de Luminy.
Koinai : Que vous apporte votre travail actuel ?
Cela me permet de connaître un milieu différent de celui que je fréquentais. J’y trouve des gens fabuleux qui n’ont pas toujours une vie facile et qui se donnent beaucoup de mal pour améliorer leur vie intellectuelle. C’est bien et ça m’apporte énormément.
K : La femme a-t-elle évolué ?
Il y a déjà une grande différence entre ce qu’était ma grand-mère et celle que je suis, à mon tour, devenue. Il y a trente ans, j’avais la trentaine, je me suis arrêtée de travailler pendant huit ans pour élever mes enfants. C’était bien d’être à la maison pendant un certain temps mais point trop n’en faut. Je n’avais qu’une hâte, c’était de trouver un emploi. Les femmes ont considérablement évolué : aujourd’hui, elles travaillent et ont donc une indépendance pécuniaire. Elles ne restent plus à la maison à attendre le retour de leur mari, en s’occupant des enfants. Mais elles ne sont pas encore entièrement considérées comme les égales de l’homme, notamment sur le plan matériel, puisque les salaires ne sont pas les mêmes. Elles ont fait un grand pas depuis le droit de vote en 1944. Disons que les femmes sont plus évoluées dans les pays industrialisés qu’ailleurs.
K : En Turquie, les femmes ont eu le droit de vote avant les femmes françaises.
Je l’ignorais. Ça alors, pour moi c’est une découverte ! Elles votent depuis quelle année ?
K : Depuis 1934.
C’est étonnant ! C’est un pays musulman. Cela me surprend qu’un pays musulman ait donné le droit de vote aux femmes. Mais à côté de ça, il ne respecte pas les droits de l’homme... Mais ça, c’est un autre sujet. En tout cas, je n’ai jamais manqué l’occasion de voter. C’est un devoir civique. On nous donne droit à la parole, il faut l’exprimer. J’ai toujours été pour ce principe.
K : Comment avez-vous vécu la révolution de mai 68 ?
J’étais à Paris à l’époque de la révolution étudiante. Je travaillais au Quartier Latin. Cela a été des années très très très importantes dans ma vie. Je crois que c’est l’année où la femme a commencé à se libérer. Ainsi la loi Veil a été quelque chose d’extraordinaire. Je suis, aujourd’hui, grand-mère de sept petites filles, je continue de vivre dans le même état d’esprit. La contraception a permis à la femme de se libérer.
K : Vous m’avez dit être restée huit ans sans travailler. Pourquoi ?
J’ai démissionné pour élever mes enfants et mon mari ne souhaitait pas que je travaille. Très vite, je me suis dit qu’il fallait que je retrouve un emploi. C’était trop difficile et trop long de rester à la maison. Sur le plan financier, il fallait apporter un deuxième salaire dans le couple. Il ne fallait pas trop rester à la maison à attendre le retour du mari, à élever les enfants, donc j’étais contente de retourner travailler pas uniquement pour le salaire quoique ça joue un rôle dans la vie de famille, mais surtout pour être libre de voir ce qui se passait à l’extérieur. J’avais trente ans, en mai 68.
K : A l’époque était-il plus facile de trouver du travail ?
Bien sûr, quoique ça n’a jamais été vraiment facile. J’avais des ambitions, je ne voulais pas faire n’importe quoi, n’importe où. J’ai eu la chance de pouvoir rentrer dans le milieu universitaire. Ce qui me donnait l’occasion d’avoir les vacances en même temps que les enfants. C’était formidable mais c’était des années difficiles. A Paris, les trajets sont longs. Mais à trente-cinq, quarante ans, on est dans la force de l’âge.
K : Qu’est-ce qui a changé pour vous dans ces années-là ?
Des barrières sont tombées. Les relations entre hommes et femmes ont beaucoup évolué au niveau sexuel grâce à la contraception. D’autant plus que j’étais dans un milieu mandarinal.
K : Qu’est-ce qu’un “un milieu mandarinal” ?
L’origine du mot vient de Chine. Les mandarins étaient des seigneurs chinois. Aujourd’hui de grands professeurs d’universités jouent encore les grands mandarins, en médecine particulièrement. Ils ont une certaine vision de leur savoir et ils déconsidèrent les personnes qui n’ont pas le même niveau qu’eux. Mai 68 a banni tout ça, toutes ces barrières sont tombées du côté des femmes. La libération sexuelle et la libération politique ne réjouissaient pas forcément tout le monde. Dans certains milieux sociaux, les maris trouvaient que c’était bien beau que les femmes évoluent mais ils ne souhaitaient pas qu’elles travaillent et acquièrent une indépendance matérielle, c’est-à-dire avoir une voiture, un carnet de chèques à leur nom, faire ce qu’elles veulent et dire "merde" à leur mari.
K : Pourquoi mai 68 ?
Cela a commencé par les grèves chez Renault à Boulogne-Billancourt. La police a chargé : un jeune gréviste s’est fait tuer. Les étudiants de plusieurs universités sont venus soutenir les ouvriers de Billancourt. Puis s’est créée une solidarité entre le milieu intellectuel et le milieu ouvrier, pour renverser le pouvoir en place, le Général de Gaulle et son premier ministre Pompidou. Le pays s’est mis en grève : la SNCF, EDF, les transports en commun... Il y a eu un ras-le-bol et c’est ainsi que des barricades et des affrontements ont commencé dans la rue, au Quartier Latin.
K : Le couple a t-il évolué ?
Par la force des choses, puisque nous, nous avons évolué. La femme s’est sentie plus libre matériellement et sexuellement. Donc, cela a fissuré bien des couples. Certains ménages se sont effondrés et dans d’autres, où il était possible de discuter, les choses ont avancé.
K : Pensez-vous que l’homme et la femme expriment leurs sentiments de la même façon ?
Non : la femme réagit avec ses tripes, son ventre, ses émotions et l’homme réagit par pulsions. Une femme et un homme ne parlent pas le même langage et ne voient pas les choses de la même façon.
K : Pourquoi un homme traite-t-il sa femme d’ "emmerdeuse" ?
Parce que souvent le mari voit les choses comme ça, au pied de la lettre : les choses doivent être jaunes, blanches ou carrées. La femme va vouloir affiner, voir les choses avec plus de tendresse, plus de considération, tandis que l’homme va dire : "Tu m’emmerdes, ne cherche pas midi à quatorze heures."
Propos recueillis par Sohad Tari, mars 2005
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