« Vers 1935… Ça fait un bail, ma foi ! J’avais 24 ans. La femme commençait déjà à prendre beaucoup de place… à s’occuper de beaucoup plus de choses qu’auparavant. On commençait à vivre tout à fait différemment. La femme prenait un peu plus de liberté dans tous les domaines, notamment par le travail. Avant elle était beaucoup plus chez elle. » Marthe Payrons, 95 ans.
Koinai : L’éducation des filles était-elle très différente ?
Oh oui ! De toutes façons, de tous temps les garçons regardaient les filles, et les filles regardaient les garçons. Avec des yeux d’enfants, des yeux de jeunes et des yeux d’hommes et de femmes. Il y avait l’école des garçons d’un côté et l’école des filles était un peu plus loin. Y’en avait qui avaient des frères alors… elles étaient plus près des garçons. Moi, j’étais fille unique ; les garçons, je les fuyais. C’était une époque tout à fait différente. Mais, vous savez, on obéissait ! Mais enfin, quand même, c’était bien.
K : Quels conseils vous donnait votre mère quant aux garçons ?
Ben, elle me disait qu’on ne devait pas parler… J’avais dix, onze ans. "On ne fréquente pas les garçons, on les laisse ; il font leur vie et toi tu fais la tienne, voilà. Tu restes avec des filles !" Mes parents ne voulaient pas parce que… C’était normal… C’est pas qu’y avait du mal mais enfin, vous savez ça n’empêchait pas… Quand j’allais à l’école, après le certificat d’étude, au Cours de Villiers, quand on descendait le boulevard de la Libération, il y avait l’école des garçons. Les garçons remontaient et nous, les filles, on descendait. On se parlait pas, mais on se regardait (rires). Ça c’est la vie.
K : Quelle était la place de la femme dans la société quand vous aviez vingt ans ?
Déjà, il y avait une évolution parce qu’il y avait le Front Populaire qui arrivait, c’était le parti du peuple. Ça a fait avancer pas mal de choses. Ça a changé quand même pas mal de choses, aussi bien chez les messieurs que les femmes. Ceux qui étaient pour, ceux qui étaient contre. Et c’est de là que la femme a pris un peu plus d’extension dans les affaires politiques, privées et cætera. Elle a pris un peu plus de place. Jusque-là, c’est pas que la femme n’était pas considérée… mais, à la maison. Tandis que là, elle prenait un peu plus de place dans la vie publique.
K : Les hommes acceptaient-ils cette prise de place ?
Hé oui, hé oui. Au fur et à mesure ils ont accepté parce que la femme a pris plus d’autorité qu’elle n’en avait. Elle prenait certaines libertés. La preuve : quand elles allaient travailler, ça ne les empêchait pas d’avoir un mari, des enfants et de faire… Elles avaient leur personnalité et tout ça. De toute façon, la vie avait changé. À mesure, le siècle avançant, on était obligé de s’adapter.
K : Avez-vous travaillé ?
Ben oui ! J’étais jeune, hein ! On a eu un commerce, puis les choses ont plus ou moins bien marché ; on a vendu. On est venu s’installer aux Chartreux en pensant ne pas rester et puis, ma foi, on y est toujours. Alors, après, mon mari travaillait et moi j’ai pris par la suite du travail aussi. J’étais dans la mode, je faisais des modèles de haute couture pour des maisons qui faisait payer… Les clientes, à cette époque-là, étaient des femmes qui ne travaillaient pas mais qui avaient de l’argent, dont les maris étaient des assureurs… enfin qui avaient des situations. C’était une maison de couture qui était dans la rue Saint-Ferréol, en face les Dames de France : "Bardin" je crois. Je travaillais pour cette maison de magasins, mais j’avais un atelier avec des ouvrières. Moi, je ne cousais pas. Je savais, mais je faisais les modèles, je les dessinais… On les créait. Les propriétaires du magasin savaient ce qu’ils voulaient et ils me le disaient. Le reste, ils mettaient pas le nez dedans. J’étais indépendante : mon atelier, c’est moi qui m’en occupais.
K : Pouvez-vous me parler de la femme au sein du couple, quand vous aviez vingt ans ?
Cela dépendait des gens, selon le milieu. Mais enfin, l’homme a toujours été celui qui commande, celui qui dirige. La femme était plus soumise avant, enfin elle était indépendante. Avec mon mari, on s’est aimé, on s’est vraiment aimé, la preuve ! Bon, on n’était pas toujours d’accord, mais on se le disait, mais c’était des relations qui étaient quand même agréables. Parce qu’il y avait des couples qui ne marchaient pas… Ça a toujours été pareil.
K : Les rapports hommes-femmes avaient déjà changé par rapport à ce qu’avaient vécu vos parents ?
Oui, on sentait que petit à petit, la femme prenait un peu plus d’extension, un peu plus de pouvoir, même sur l’homme. Au siècle précédent, c’est pas que la femme n’était pas libre, mais enfin c’était pas tout à fait pareil. En revanche, ma mère et surtout ma grand-mère qui était du siècle précédent, avaient été avec des gens d’aplomb… Vous voyez que les femmes sont venues de partout. À la politique même. Ce n’est pas qu’elles soient ni mieux ni plus mal qu’un homme. La femme voit des côtés différents, alors quelquefois…
K : Elles ont une autre sensibilité, peut-être.
Oui, elles ont une autre approche… Avec mes quatre-vingt quinze ans, j’en ai pas mal vécu. Mais ce qui arrive maintenant, je le vois moins bien, pas comme je le voyais quand j’avais cinquante ans. Mais la femme a pris beaucoup plus de pouvoir dans tous les domaines. Même dans le sport. C’est pas mal, évidemment.
K : Vous-même, quels conseils avez-vous donnés à votre fille ?
C’est assez difficile, parce que la vie changeant, la jeunesse prenait déjà son essor personnel. Alors on lui disait toujours d’éviter des contacts trop bruyants… enfin des trucs… enfin on surveillait les fréquentations. J’ai eu une fille parfaite. C’est un destin.
K : Et pour votre petite-fille, ça a été aussi différent ?
Oui. À mesure la vie change… Elle a été plus personnelle encore. Elle a quarante ans et ma fille a soixante douze ans !
K : Quelles évolutions en faveur des femmes vous ont marquée ?
Pour moi personnellement, rien ne m’a marquée ; j’ai suivi tranquillement l’évolution du siècle. De dix ans en dix ans, les choses changeaient, on changeait avec. Moi, j’étais quand même plutôt réservée, qui va pas à droite à gauche ; j’avais mes amis personnels, j’aimais sortir, vivre. Ma foi, avec mon mari, c’était pareil, nous aimions beaucoup la vie… voir du pays, des choses comme ça.
K : Et par rapport à l’avortement, à la contraception, au vote…
C’est assez difficile… Les femmes cherchaient à avoir moins d’enfants. Par conséquent elles avaient beaucoup plus de contacts avec ce que vous venez de me dire. Avec mon mari, on a eu une vie très nette, très bien. Quand on a décidé d’avoir un enfant, il a dit : " Y’en a un, y’en a assez ! Tu comprends, il faut les élever. " Il n’en voulait pas plus. Il n’y en a pas eu plus. Tandis que vous aviez des couples où le mari ne se privait pas et c’était pas facile alors pour la femme, à ce moment-là, d’éviter de les avoir. Vous m’excusez de vous parler de ça. Tandis que, quand vous avez la chance d’avoir quelqu’un qui sait ce qu’il veut, comme moi…
K : Vous-même, auriez-vous voulu avoir un deuxième enfant ?
Oh, j’aurais pu, si on avait voulu. À un moment donné oui, j’ai pensé que peut-être il faudrait, puis après ça… À la rigueur, si j’avais voulu, bien sûr, j’aurais peut-être insisté, mais enfin ça m’a passé. J’en avais pris une, ça m’a suffit. De toute façon, nous n’avons jamais été pour les familles trop nombreuses. Ça se discute pas ça, c’est personnel.
K : Avez-vous été militante pour les droits de la femme ?
Non, non. Je n’ai jamais milité pour quoi que ce soit.
K : À l’époque, vous aussi, vous aviez envie d’avoir le droit de voter ?
Ah, ben ça oui ! On a dit : "Après tout pourquoi pas ? Nous sommes des êtres humains comme les autres." Quand les femmes ont eu le droit de voter, j’ai dit : "C’est très bien." Ça mettait la femme en valeur, alors que jusque-là, au siècle précédent, la femme était mise en retrait par rapport aux messieurs. Et là elle prenait beaucoup plus de place. Elle continue, hein ?
K : Que pensez-vous de la situation actuelle des femmes ?
Ça, c’est difficile. Je ne sors pas beaucoup, moi. Non, je ne vois pas grand monde… Elles sont libres… Alors tout dépend du milieu dans lequel elles se trouvent, enfin je suppose, hein ? Je ne peux pas vous parler parce que je suis trop âgée par rapport à la jeunesse de maintenant. Elles font ce qu’elles veulent. Entre le trop serré et le trop laxiste, y’a un juste milieu. Quand la femme avait trop de contraintes, c’était pas mieux. Après quand vous avez trop de libertés…
K : Votre fille et votre petite-fille vous parlent-elles de leurs relations avec leurs maris ?
Non, c’est personnel. Nous n’avons jamais entamé quoi que ce soit sur mon mari et moi-même avec ma fille. Je ne me mêle jamais de la vie d’un couple. Et ma petite-fille, c’est pareil. Vous savez, aujourd’hui, les jeunes, y se marient pas. C’est comme ça ! On n’a pas la même façon de… On n’a pas été élevées… Le siècle change.
Propos recueillis le 05/06/06 par Christophe Péridier ; rédaction : Patricia Rouillard.
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