La vie des mots
Conviée à La Faites des Mots pour animer le débat « Des mots d’une langue à l’autre », la lexicologue Henriette Walter, éminente linguiste, a aussitôt répondu présente : « Je suis pour, parce que ça permet de mêler des gens différents et de donner envie à des enfants, à des gens qui ont pas l’habitude de travailler sur les langues de faire travailler leurs méninges sur des mots, voilà. » Entretien in situ avec une passionnée de la vie du langage.
Koinai : Pouvez-vous évoquer les apports d’une langue à l’autre, au fil du temps ?
Oui, d’ailleurs ça va être le sujet du débat : les emprunts du français aux autres langues et des autres langues à la langue française. Quand on pense au français, on peut dire qu’il y a eu de gros paquets, disons, hein. Si on remonte le temps, y’a eu d’abord l’apport germanique. On a eu les Francs qui sont arrivés, qui nous ont donné le nom de notre langue, le français, le nom de notre pays, la France et avant même, notre monnaie, le franc. Y’a eu ça, qu’on oublie généralement, mais c’est du Ve siècle, hein, c’est extrêmement ancien et où on a vraiment un apport considérable ; on pourrait dire que la langue française est la plus germanique des langues romanes - France du Nord, hein, pas dans le Midi, c’est pas pareil. Bon, alors premier paquet, c’est celui-là. Deuxième paquet, c’est les langues régionales qui ont donné à la langue française, et en particulier ce qu’on appelait le provençal ou le lémosi, enfin cette langue du Midi, cette langue poétique d’abord, qui a eu une influence considérable sur le destin de la langue française et l’arabe presque à la même époque, le Moyen-Âge. Un peu plus tard - on peut sauter quelques siècles - au XVIe, c’est l’italien. Alors on a été des amoureux fous de l’Italie : tout ce qui venait d’Italie, c’était mieux que la France. Il y a même eu des pièces de théâtre écrites pour se moquer de ce langage italianisé, et les gens avaient vraiment peur que le français ne devienne de l’italien. Simplement, quand on commence à travailler sur les emprunts, si on prend un dictionnaire étymologique français, on voit des mots qui nous disent : "d’origine italienne". Après, on prend le même mot, on va chercher le mot italien dans le dictionnaire italien, il dit : "origine française". Donc, on sait pas trop qui est qui, qui a commencé. Bon, on est des sœurs latines et donc, ça a très bien fonctionné. Au XVIIe siècle c’est l’espagnol, également le portugais. Au XVIIIe, on commence à avoir quelque chose de l’allemand mais surtout du vocabulaire formé à partir du latin ou du grec. Autrement dit l’allemand a inventé des mots, empruntés au grec ou au latin mais ne nous a pas vraiment donné… Et jusque là, j’ai rien dit de l’anglais, normal. Pourquoi ? Ben parce que c’est nous qui avons beaucoup donné à l’anglais à partir du Moyen-Âge et ça a continué, encore aujourd’hui. Tandis qu’on a commencé à s’y intéresser, disons, à partir du XVIIIe et surtout XIXe siècle ; il y a eu d’abord des apports venus d’Outre-Manche et après, d’Outre-Atlantique.
K : Qu’en est-il du latin et des langues sémitiques ?
Alors, le latin a plus ou moins disparu mais il s’est plus ou moins maintenu puisqu’il s’est transformé dans les langues romanes, hein. Mais le latin classique aussi a continué à vivre une vie un peu souterraine car encore aujourd’hui, quand on travaille sur les emprunts, on se rend compte que dans nos langues, aussi bien les langues romanes que germaniques, anglais, allemand et cætera, on le retrouve également. Et la forme vraie latine est beaucoup plus présente en anglais qu’en français, par exemple, hein. Parce que nous, les mots ont évolué, c’est devenu des mots français ; en anglais, c’est resté le mot latin, puisqu’eux, c’est une langue germanique. En ce qui concerne les langues sémitiques, qu’est-ce qui s’est passé avec l’hébreu ? L’hébreu avait disparu, soit disant, mais il était resté dans des usages liturgiques, dans la religion. Et lorsque, au milieu du XIXe et au XXe siècle, on a voulu faire revivre cette langue, elle a eu une espèce de renaissance qui a pu avoir lieu parce qu’elle avait ce support spirituel ou plus relevé, disons. C’était pas le commerce, c’était le fait que les gens voulaient s’élever d’une certaine manière, voilà. Et c’est bizarre, hein, c’est rare, dans l’histoire des langues.
K : Et la langue arabe ?
Alors, maintenant, arabe, langue sémitique aussi, a eu le même destin que le latin : à partir de la mort de Mahomet, 632, jusqu’au Moyen-âge, disons, ça s’est répandu de façon extraordinaire auprès de populations qui parlaient d’autres langues. Et donc la langue arabe a évolué mais pas aussi librement qu’elle aurait voulu puisque les musulmans ont un lien extraordinaire avec le Coran, qui empêche une évolution trop grande puisqu’il y a une prononciation voulue, une écriture voulue et cætera. Cependant, il y a une grande différence entre les gens du Maghreb et du Machrek : dans le Maghreb, l’évolution est allée beaucoup plus loin que dans le Machrek, hein. Donc, un Libanais a du mal à comprendre un Marocain, ce qui n’est pas vrai dans l’autre sens. Alors, j’ai eu l’expérience un jour et j’ai demandé à mes étudiants : "Mais comment s’fait-il que vous sortez de mon séminaire - y’avait des Libanais, des Égyptiens, des Marocains, des Algériens, peut-être un Palestinien - pourquoi vous vous parlez en français ?" On me dit : "C’est plus facile, parce qu’on a du mal à comprendre les gens du Maghreb." Et on comprend très bien pourquoi : parce que finalement, les mots se sont raccourcis au Maghreb ; toutes les syllabes inaccentuées se sont perdues à l’Ouest et en revanche, elles se sont maintenues à l’Est. Donc ceux de l’Ouest, on leur en donne un peu plus qu’ils n’en ont besoin, donc ils comprennent, voilà.
K : Quel est l’aspect le plus marquant de l’évolution du langage aujourd’hui ?
Alors, en tout cas, ce qu’on peut dire, c’est que la langue ne s’appauvrit pas, au contraire. Elle est en train de s’enrichir, pourquoi ? Ben, grâce peut-être à cette globalisation qu’on abhorre en général, tout l’monde dit : "La globalisation, la globalisation" mais, non, la mondialisation c’est très bon : ça veut dire qu’on a des contacts de plus en plus fréquents avec d’autres langues et si c’est l’autre langue qui vous donne quelque chose, on lui dit merci, et voilà.
K : Quelle est votre formation ?
Ah la la ! Alors, j’ai commencé par faire une licence d’anglais et un diplôme d’études supérieures d’anglais en même temps qu’une licence d’italien. Ensuite, j’ai fait une thèse de troisième cycle sur l’italien, puis une thèse d’Etat sur le français, ce qui fait que j’ai eu le triple intérêt de la langue française, la langue anglaise et la langue italienne. Bon, j’ai passé quelques examens dans ma vie, voilà.
K : Qu’est-ce qui vous amène à la linguistique ?
Qu’est-ce qui m’a amenée à la linguistique ? Oh ! mais, y’a des hasards dans la vie, hein, y’a des hasards. Aujourd’hui, je me dis que c’est certainement parce que j’ai grandi dans un pays où on parlait plusieurs langues et que toute petite, j’ai parlé à la fois l’italien et le français : j’allais à l’école italienne et à la maison on parlait français. J’étais en Tunisie et on parlait arabe dans la rue, mais on parlait aussi maltais, grec. Donc, tout ça a fait que l’intérêt pour les langues, il est arrivé quand j’étais toute petite, hein. Mais, sans savoir que j’étais vraiment intéressée, c’est-à-dire que y’a jamais eu de blocage psychologique comme peuvent l’avoir les unilingues. Les gens qui grandissent uniquement dans la langue française, par exemple, quand ils passent en sixième, quand on commence à apprendre l’anglais ou le latin, c’est affreux, on dit : "Jamais j’y arriverai" et cætera. Moi, pas du tout : dès qu’y’a une autre langue, ben y’a une autre langue, c’est bien, je vais m’y mettre, voilà. C’est-à-dire, c’est un plaisir d’apprendre les langues et ça ne pose pas de problème, au contraire : c’est une ouverture, c’est un intérêt pour quelqu’un d’autre, une autre façon de vivre, une autre façon d’envisager le monde aussi. Moi, j’dis toujours que quand on a une seule langue, on voit les choses un p’tit peu en une ou deux dimensions, jamais en trois, on est comme devant un tableau. Mais quand on a une autre langue, on est devant une sculpture, on peut tourner autour et donc, on a plusieurs façons de voir la chose.
K : Les mots, le langage, pour vous, c’est une passion ?
C’est une passion, exactement.
K : Pouvez-vous nous donner une définition de la lexicologie ?
Ah ! Alors, dans une langue, y’a plusieurs choses : y’a la phonologie, il y a la grammaire et y’a le lexique. Le lexique, c’est ce qu’il y a de plus labile, aussi le plus diversifié et qui est emprunté d’une langue à l’autre très rapidement. Donc, la lexicologie, c’est justement d’étudier ces différentes significations des mots, leur évolution, comment ces mots sont nés. Alors, là, on a le problème de l’étymologie ; ça n’est pas une science, c’est une discipline, qui fait appel à beaucoup d’autres disciplines : l’histoire, la géographie, la phonétique. Il faut se méfier de notre imagination parce qu’on a envie d’inventer, on se dit : "Ah ! ben oui, ça doit être ça" mais, non, on n’a pas le droit d’inventer, et on ne peut affirmer quelque chose sur l’histoire d’un mot que si l’on a des attestations écrites de l’ancien temps. Alors, y’a un mot pour lequel on est tranquille de temps en temps, mais c’est pas souvent. Y’en a un pour lequel on est tranquille, parce qu’on a vraiment c’qu’il faut, c’est le mot "douche". Ça vient de "doccia", en italien, qui veut dire la douche également. Mais, qui nous l’a apporté, ce mot ? On sait très bien, c’est Montaigne qui, malade, a été se faire soigner aux Bagni di Lucca en Toscane et qui a écrit dans son journal de voyage : "Ils sont formidables, ces Italiens, ils ont des espèces de tuyaux qui vous mettent de l’eau un p’tit peu partout et qui vous soignent." Et à quelques temps d’là, on a en français le mot "doccia" sous la forme italienne et un peu plus tard, on l’a sous la forme française. Alors, la lexicologie, c’est l’étude du vocabulaire dans ses différentes variétés, ses différentes étapes et cætera.
K : Quels différents postes avez-vous occupés ?
J’ai été d’abord professeur d’anglais à la Ville de Paris. Alors, c’était pas un honneur. J’vais vous dire, dans les cours complémentaires de la Ville de Paris, on mettait tous les élèves qui n’avaient pas pu suivre au lycée. Donc, les pauvres, c’était vraiment pas la crème des élèves, donc j’ai commencé, j’étais jeune professeur et ç’a été extrêmement dur mais ça ça m’a formée, ce qui fait que j’ai pu résister à ces enfants, ces jeunes gens qui étaient un peu… en plus dans des quartiers pas trop faciles, c’était des pré-délinquants, hein, c’était pas n’importe quoi. Mais en même temps j’ai continué à faire des recherches pour mon troisième cycle et ma thèse d’Etat. Ensuite, j’ai été versée, nous dirons, à l’éducation nationale et là c’était université. A l’université, j’ai été collaboratrice technique d’André Martinet qui est un grand linguiste et qui travaillait à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. C’est avec lui que j’ai fait mes deux thèses et j’ai continué à travailler avec lui jusqu’à sa mort, en 1999. Après j’ai été nommée maître assistante à Paris V, puis professeur à l’Université de Haute-Bretagne à Rennes. Voilà, c’est ça ma carrière.
K : Et vous participez à une revue de linguistique…
Oui, oui, je suis présidente de la Société Internationale de Linguistique Fonctionnelle dont l’organe est la revue La Linguistique qui est publiée par les Presses Universitaires de France. Et je fais partie, donc, du comité de rédaction.
K : Vous faites également partie, je crois, du Conseil supérieur de la langue française.
Oui, oui, c’est vrai, j’oubliais que j’avais d’autres casquettes !… Je fais partie du Conseil supérieur de la langue française et aussi du Conseil international de la langue française. Alors, le Conseil supérieur de la langue française ne s’intéresse qu’à la langue française. Le Conseil international de la langue française, c’est l’ensemble du monde francophone, voilà. D’ailleurs le président c’est un Belge, André Goosse, qui est le successeur de Grevisse et c’est lui qui s’occupe du Bon Usage maintenant.
K : Et vos travaux de recherche, d’écriture ?
Alors, attendez, parce que tout ça c’est la carrière mais en fait, moi, mon travail a toujours été d’aller sur le terrain avec mon magnétophone pour écouter les gens, transcrire, analyser et puis faire des ouvrages, voilà. Alors, j’ai commencé par faire des ouvrages très techniques, très… mon mari dit : "Complètement immangeables", parce que c’était La phonologie du français, La dynamique des phonèmes dans le lexique français contemporain, vous voyez, des choses très très pointues. Enquêtes phonologiques et variétés régionales publié aux PUF ou dans des endroits un peu confidentiels, nous dirons, et pour les linguistes, et pour mes étudiants. Et puis un jour, les éditions Robert Laffont m’ont demandé de faire quelque chose pour le grand public. J’ai commencé par dire que je savais pas faire les livres pour Robert Laffont, que je savais faire les livres pour les PUF. Et on m’a dit : "Vous voulez pas essayer ?" J’ai dit : "Oui, pourquoi pas, j’vais essayer", et j’ai fait des livres, donc, pour le grand public. Mais toujours avec l’idée qu’on ne peut pas faire une vulgarisation sans tenir compte aussi des spécialistes, c’est-à-dire que dans mes livres, j’essaye de tenir la balance entre le fait que je m’adresse à tout l’monde, mais que je sais que mes collègues vont lire aussi et donc, on peut pas descendre trop bas. Il faut élever les autres et et non pas descendre, voilà, c’est ça.
K : Donc, votre activité préférée, c’est d’être sur le terrain.
Voilà, c’est d’être sur le terrain, exactement, et d’essayer de comprendre comment les langues évoluent. Alors, bien sûr, j’ai travaillé surtout sur le toscan, puisque j’ai fait une thèse sur la phonologie du toscan, donc l’italien, et puis sur le français. Nous avons fait, avec Martinet, un dictionnaire de la prononciation française dans son usage réel qui est unique en son genre dans le monde entier puisque pour une fois, c’était un dictionnaire qui ne disait pas : "Voilà comment il faut prononcer", mais : "Voilà comment l’usage reconnu, disons, fait". Donc, nous avons pris des informateurs que nous sommes allés enregistrer. Chacun d’entre eux a parlé pendant vingt et une heures devant notre magnétophone, à chaque fois par demi-heure, voyez. Ensuite, on a analysé c’qu’ils ont dit et on a fait un dictionnaire en mettant en premier, les prononciations les plus fréquentes et en descendant. C’qui fait que c’est un dictionnaire intéressant pour les étrangers qui veulent apprendre le français. Alors il était pas question de prendre des particularités régionales, ni des particularités régionales de Paris - parce que Paris aussi c’est une région, hein. Le bon informateur, pour nous, c’était quelqu’un qui était né n’importe où, en France ou à l’étranger, peu importe, mais qui avait vécu une partie de sa vie à Paris. Pourquoi ? Parce que Paris, c’est le creuset où des tas de gens viennent. Le Parisien moyen, il a quarante ans, il est né n’importe où, hein, en tout cas pas à Paris et donc, il va passer sa vie active à Paris et vers soixante, soixante-cinq ans, il va repartir dans sa province natale. Et d’autres vont venir, ce qui fait qu’y’a un roulement formidable et c’est ça, la dynamique de la langue, c’est ce mélange. Alors avec Martinet, on s’disait : " Les vrais de vrais, c’est qui ? C’est nous." Parce que lui, il était né en Savoie, il était arrivé à Paris à l’âge de neuf ans et quand il est arrivé, on s’est moqué de lui, dans sa prononciation et tout. Petit à petit, il a perdu un tout p’tit peu des choses qui étaient un p’tit peu périphériques, disons, et trop caractéristiques. Moi, la même chose, ch’uis arrivée à Paris, on s’est un peu moqué d’ma façon de parler.
K : Vous aviez quel âge ?
J’avais vingt ans. Donc, il a dit : "Bon, on va s’prendre comme informateurs nous aussi" et lui, il s’est pris comme informateur dans notre dictionnaire. Et moi, j’ai dit : "Non, quand même, moi je suis arrivée à l’âge de vingt ans, j’ai pas une prononciation qu’on peut conseiller aux étrangers." Et j’ai eu tort, pourquoi ? C’est quand on est arrivés aux résultats, j’étais toujours dans la première catégorie, donc j’aurais dû me prendre, voilà (rire) ! Alors y’a deux choses, hein, j’ai travaillé de deux façons différentes : y’a eu le dictionnaire où on choisissait des gens qui étaient nés ailleurs et puis j’ai fait aussi une autre enquête qui était régionale, cette fois, et on a pris que des gens qui avaient pas bougé. Donc, dans chacune des régions, on essayait de prendre des informateurs qui étaient vraiment du cru et qui donc, avaient gardé toutes leurs spécificités et toutes leurs particularités aussi bien du point de vue de la prononciation que du lexique et des p’tites expressions et cætera.
K : Comment vous vous organisez pour gérer toutes ces activités ?
Alors, à l’heure actuelle, c’est beaucoup plus facile qu’autrefois parce que maintenant je suis à la retraite. Donc, quand on est à la retraite, on a son temps, normalement on a rien à faire. Mais jamais j’ai autant travaillé de ma vie (rire) ! Parce que les gens se disent : "Elle est à la retraite, elle peut…" Et c’est vrai que je bouge beaucoup. Oui, comment je m’organise, bon, d’une part, mon mari aussi est à la retraite. Il est agrégé de physique et chimie et depuis qu’il est à la retraite, eh ben, il se serait ennuyé, si je lui donnais pas du travail. Et c’est lui qui s’occupe de tout ce qui est ordinateur, donc voilà comment je m’arrange ; nous sommes deux, à vrai dire, à travailler.
K : Et avant la retraite ?
Et avant la retraite, eh bien, nous sommes des gens qui nous couchons très tard et donc, y’a toujours du temps pour faire ça. Mais j’ai deux enfants, hein, et je me suis bien occupée d’eux. En fait, j’avais pas beaucoup de temps à leur consacrer mais quand je leur consacrais du temps, c’était pour eux, uniquement. Je disais pas : "Écoute, j’ai autre chose à faire", non, je m’occupais totalement d’eux. On racontait des histoires, on sortait, on faisait des gâteaux, de la peinture sur soie, des choses comme ça, ce qui fait qu’ils n’ont pas eu, j’espère, la frustration de la maman qui travaille et qui les envoie promener. Et quand je leur demande : "Vous avez souffert du fait que j’étais à l’école ?" - au début c’était l’école, hein, donc beaucoup plus d’heures dehors qu’après - ils m’disent : "Non, non, on a que des souvenirs des p’tites séances qu’on faisait ensemble." Voilà, donc je suis contente.
K : Quels sont vos outils de travail ?
Outils, outils… magnétophone, d’abord. Alors, dans ma maison, il y a surtout des dictionnaires, voilà. On est très riches en dictionnaires en tous genres : non seulement des dictionnaires français, mais des dictionnaires bilingues ou même trilingues ou multilingues, enfin, on est très très portés sur les dictionnaires. Et puis, oui en général, y’a l’ordinateur, bien sûr. Mais moi, je travaille plutôt sur des feuilles volantes et mon premier jet, toujours à la main. L’ordinateur, j’arrive pas à me concentrer quand il faut que je réfléchisse. Disons, je sais pas, je suis pas capable, mais c’est sans doute dû au fait de ma génération, hein, parce que mon fils, par exemple, il écrit directement, ça le gêne pas du tout.
K : Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire avec Bassam Baraké, Arabesques : L’Aventure de la langue arabe en Occident ?
Alors c’est lui qui, un jour… Enfin, j’étais allée dans son université au Liban faire une conférence. On s’était connus comme ça, comme des collègues, et puis un jour il m’fait téléphoner par son éditeur : "Vous accepteriez de faire un livre avec Bassam Baraké sur la langue arabe et la langue française ?" J’ai dit : "Mais attendez, je sais pas l’arabe, moi ; j’ai grandi en Tunisie, d’accord, mais j’ai jamais appris l’arabe, je le parle pas." Et petit à petit, il m’a convaincue et donc, nous avons travaillé ensemble avec beaucoup d’bonheur parce que, hein, Bassam Baraké est un grand savant, il sait tout sur l’arabe, il a un français impeccable parce qu’il a grandi dans cette langue également, et donc, nous avons travaillé main dans la main, vraiment. Bassam Baraké est plus respectueux des formes universitaires que moi. C’est-à-dire que lui, il aurait jamais eu l’idée de faire les p’tits encadrés avec les p’tites récréations, les choses comme ça mais j’lui ai dit : "Écoutez, on pourrait faire comme ci, comme ça. - Oh, il m’dit, oui, c’est bien." Voilà, on a eu la rigueur de ses connaissances de l’arabe qui sont, disons, impeccables et puis moi, j’étais plutôt le côté français. On a pu faire ainsi le petit dictionnaire des mots français venus de l’arabe et inversement, des mots arabes venus du français avec quelques p’tits jeux au milieu, voilà, un peu comme ici.
K : Et lorsque vous travaillez en collaboration, comment s’effectue le travail ?
Ben là, c’était très clair avec Bassam Baraké : c’était lui qui savait tout et moi qui savais rien, voilà, donc, je respectais tout à fait ses idées. Simplement, dans la mise en forme, c’était lui qui acceptait beaucoup plus de modifier ce qu’il avait à dire. Par exemple, sur la structure de l’arabe, l’arabe ayant une structure très très logique, très extraordinaire, même, avec la racine triditaire, hein - trois consonnes, ou quatre ou deux, enfin, ça dépend ; en tout cas, de façon plus fréquente avec trois - et puis les schèmes, c’est-à-dire les voyelles que l’on va rajouter pour permettre de fabriquer toute une dérivation à partir de cette racine. Eh bien, il m’avait dit : "Bon, on va donner tous les schèmes. - Ah ! je lui dis, c’est pas possible, Bassam, on peut pas. Il faudrait pas croire que notre livre est un manuel. Quand ils auront fini de lire notre livre, ils sauront pas l’arabe, nos lecteurs ; simplement, il faut leur donner une idée. Donc, on va prendre un schème et expliquer comment ça fonctionne." Donc, moi, j’étais plus fonctionnelle et plus près du lecteur que lui parce que lui, il était tellement content de montrer sa langue arabe qu’il voulait tout dire.
K : Comment choisissez-vous vos sujets ?
Ça dépend des fois, c’est très variable. Par exemple, Bassam Baraké, c’est lui qui a décidé qu’on allait parler de l’arabe et tout ça… J’ai fait autre chose avec des collaborateurs puisque j’ai fait un livre avec Pierre Avenas sur les noms des mammifères - dans plusieurs langues, hein, nous avons pris quinze langues - pour voir quelles étaient les caractéristiques physiques ou morales ou de vie, disons, des mammifères qui étaient retenues par telle et telle langue. Et ainsi, par exemple pour le loup, pour les langues indo-européennes en tout cas, c’est presque partout la même racine. Mais pour le renard, chacun a choisi une forme différente. Pourquoi ? Sans doute parce que le renard a été un animal qu’on a beaucoup craint, il est trop fourbe, trop intelligent et donc, il a été un peu tabou et on a changé un p’tit peu son nom. De même que pour la belette, on a changé son nom dans presque toutes les langues. Et qu’est-ce que ça veut dire belette ? C’est la petite belle, or en latin c’est mustella et ça avait rien à voir avec la beauté. Mais si vous prenez le danois, le roumain, l’espagnol, tout ça, c’est toujours la p’tite belle, la p’tite mariée, la p’tite dame. Pourquoi ? Ben parce que les belettes font beaucoup de tort aux récoltes et qu’il faut leur passer la main dans l’dos, donc on leur dit : "Ma jolie, ma petite" et cætera. Et nous venons de terminer les noms des oiseaux qui sortent au début du mois de novembre.
K : Donc, le langage est révélateur de traits culturels…
Voilà, c’est ça, ce qui est intéressant, c’est de voir ce qu’y a derrière les mots aussi. Mais j’aime beaucoup aussi la face des mots. Parce qu’à l’origine je suis aussi phonologue, hein, donc mon premier intérêt c’est la phonologie, c’est-à-dire l’oreille plutôt et donc le son. Et donc, y’a les deux et ce sont les rapports entre le son et la forme, au fond, et le fond.
K : Et lorsque vous concevez un ouvrage, quelles sont vos sources documentaires ?
Alors, en général, ce sont des données que j’ai déjà, que j’ai accumulées depuis longtemps, hein. Ça fait vraiment un certain nombre de décennies que je travaille dans ces sujets et donc, j’ai des dossiers qui sont déjà assez pleins, mais je continue bien entendu, hein, je collectionne. Je me méfie un tout p’tit peu de Google, voyez-vous ; je l’fais un peu mais pas trop, parce qu’il peut y’avoir du très bon et du très mauvais, et donc on l’fait, hein, on ne crache pas d’ssus mais, bon, avec beaucoup de distance, disons, il faut toujours vérifier.
K : Quels aspects de votre activité préférez-vous ?
Oh ! Tout, y’a rien qui me soit désagréable dans les recherches que j’fais. On m’dit toujours : "Mais enfin, t’as pas besoin, tu es à la retraite et tu travailles." Mais non, parce qu’en fait ça m’appelle, mon bureau m’appelle. Quand j’me réveille, je suis attirée. C’est comme une espèce d’onde et j’dis : "Oh ! ben non, j’dois aller faire ça", quoi. Donc, rien ne m’ennuie.
K : Et y a-t-il des contraintes ou des difficultés ?…
Bien sûr qu’il y a des difficultés, c’est-à-dire qu’on n’arrive pas toujours au bout de sa recherche. Quelquefois on s’dit : "Ben là, j’suis bloquée, hein, j’arrive pas plus loin." Et on est obligé de dire : "Ben c’est tout, j’arrive plus, là, voilà." Et là, j’suis très prudente pour ça, quand je n’sais pas, j’essaye pas de dire : "C’est ça", voilà. Et on le laisse dans un coin quelquefois, il y a une autre recherche qui vous permet de retrouver le point où vous étiez restée.
K : Vous auriez une anecdote relative à votre activité ?
Oh ! y’en a bien, y’en a des tas. Mais un jour, je faisais une enquête sur une façon de dire, une forme grammaticale qui existe dans l’Midi de la France, qui n’existe pas beaucoup dans le Nord de la France. C’est : "Il a eu coupé ce couteau", voyez, mais il coupe plus, voilà. Alors dans l’Nord, la forme surcomposée on ne l’entend pas. Et alors je posais la question : "Est-ce que vous employez telle forme, comment vous diriez ? - Ah ! non non, moi, jamais le surcomposé, j’connais pas, non." Le téléphone sonne et j’entends trois, quatre surcomposés de la personne qui était en train d’me dire : "Non non, je l’fais pas." Autrement dit, ça signifie qu’on ne se rend pas compte de c’qu’on fait, voilà.
K : Pour conclure, votre sentiment sur cette manifestation ?
Ah ! Je suis vraiment très contente d’être ici et je suis très très admirative de tout c’que j’ai vu ici, avec toutes ces… Le trésor des mots, la boîte, le secret, l’arbre… Enfin, c’est vraiment prodigieux et j’ai été aussi très frappée de voir qu’il y avait beaucoup d’enfants, beaucoup de jeunes et ça c’est… ça veut dire que la relève est là, voilà !
Propos recueillis par Odile Fourmillier le 22/09/07 ; image : Patrick Chiappe.
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