Les liaisons franco-arméniennes
L’éclatement de l’URSS en 1992 a poussé les Arméniens sur les routes pour la troisième fois en moins d’un siècle. À la suite de ses grands-parents, exilés en France après le génocide puis renvoyés au pays après la deuxième guerre mondiale, Nouné, fatiguée des années de récession économique en Arménie fait elle aussi le voyage vers la France, en 1994. Retour aux sources, celles de son père en particulier, qui avait vu le jour à Marseille en 1934 avant de faire la navette dans l’autre sens en 1948, à bord d’un bateau le conduisant avec ses parents dans son pays inconnu. Récit.
Nouné est née en 1963 à Erévan. Elle a quitté définitivement son pays en 1994. Accompagnée de son mari, lui aussi arménien, et de son fils alors à peine âgé d’un mois, elle s’est tournée, comme l’avaient fait ses grands-parents un demi-siècle auparavant, vers Marseille. L’une des premières conséquences du déracinement fut l’interruption de sa carrière d’ingénieur en informatique. En effet, ne parlant pas le français, elle s’est vue contrainte, une fois sur le territoire, d’abandonner un métier qu’elle exerçait depuis huit années. Une décennie après, la langue du pays d’accueil ne pose plus de problème à cette polyglotte par nature. C’est dans un français parfait, presque châtié, qu’elle revient sur son itinéraire de migrante. Elle n’a pas retrouvé d’emploi dans son secteur mais elle relate désormais dans sa quatrième langue les différents moments qui marquent son parcours d’expatriée.
L’histoire de Nouné n’est que la poursuite d’une épopée entamée après 1915 par ses aïeuls paternels : “Mes grands-parents sont nés en Arménie. Après le génocide de 1915, ils sont venus en France. Mon père est né en France en 1934. Il a vécu jusqu’à l’âge de quinze ans à Marseille. À la suite de la deuxième guerre mondiale, en 1948, le comité de rapatriement a été fondé. Deux bateaux ont embarqué plusieurs milliers de personnes, dont mon père avec ses parents.” Le père de Nouné, comme beaucoup d’autres à l’époque, a vécu ce retour vers une Arménie dont il n’avait jamais foulé le sol, comme un véritable rapatriement : “Mon père parlait très peu arménien, seulement pour les choses quotidiennes. Mais il a pu poursuivre ses études. Il a pu devenir chirurgien. Il a fait une partie de ses études à Moscou.”
De père somme toute français, Nouné grandit dans l’Arménie soviétique des années de Guerre Froide. Elle apprend, dès son plus jeune âge, à converser dans les langues de rigueur : l’arménien avec les siens, le russe dès l’école maternelle et l’anglais à partir du Cours Préparatoire. Elle explique : “Je suis trilingue : l’arménien est ma langue maternelle. Le russe est une langue culturelle. J’ai appris à parler et à écrire ces deux langues en même temps. L’une a des racines indo-européennes et l’autre est une langue slave. La culture russe était toujours présente du fait de notre appartenance à l’URSS. L’URSS était un pays. Quand on parle des autres Républiques : Ouzbékistan... il n’y avait pas ces frontières culturelles. Je ne voyais pas si untel était athé ou musulman, je le regardais juste comme un citoyen de mon pays.”
A partir de 1992, l’éclatement de l’URSS pose des problèmes économiques et politiques. L’Arménie est paralysée “par la perte des liens entre les différentes Républiques” se souvient Nouné. C’est ce qui l’amène à prendre la décision de partir : “Sans chemin de fer, ni mer, notre pays est enclavé. Pendant quatre ans il s’est retrouvé sans eau ni électricité. Moralement, le peuple était déprimé. Je n’ai pas trop connu ces difficultés car je viens d’une famille aisée. Mais mon père, à l’âge de 57 ans, est décédé. Alors, nous avons décidé de changer de vie, de rentrer en France, puisque nous avions la nationalité française. La plupart de mes amis sont partis, eux, à Moscou.”
En 1994, avec enfant et mari, elle part : vol direct sur Paris. Prévenue par l’ambassade de France en Arménie, une mission d’entraide aux rapatriés français se charge d’accueillir la petite famille aussitôt les portes des douanes franchies. L’association s’assure ainsi, pendant une quarantaine de jours, du bon déroulement des opérations d’implantation : logement, administratif... Malgré les premiers jours marqués par la course aux papiers, elle se remémore un atterrissage en douceur : “On était comme dans un rêve. Il n’y pas eu de choc réel. Je prenais mon temps. J’ai refait le tour de la Paris avec mon bébé dans le kangourou.”
Au bout de deux mois, Nouné rejoint les autres membres de sa famille établis à Marseille. Elle réintègre, à ce moment, la réalité. Une priorité aussitôt s’impose, celle d’apprendre le français, parlé et écrit : ”J’avais honte de parler un mauvais français. Je comprenais, mais je ne connaissais pas un mot. Mes grands-parents parlaient français. J’ai toujours entendu parler français dans ma famille, d’une part, parce que les Français se retrouvaient en Arménie, ensuite, parce qu’une moitié de la famille restée en Arménie venait de temps en temps en France. Quand j’étais petite, j’ai eu l’occasion, à plusieurs reprises, de voyager en France.”
Au bout de quelques mois d’établissement, le mal du pays a commencé de se faire sentir. Mais il aura fallu plusieurs années à Nouné pour réaliser que cette situation n’était pas provisoire, même si, d’entrée de jeu, elle savait qu’elle ne repartirait pas : “Je suis venue en France avec la certitude d’y rester, même si je n’ai pas vendu la maison en Arménie.” En voyant ses deux enfants, elle a en effet cessé, comme elle le dit, de "grandir". Et d’ajouter : "On a commencé à vivre ici.”
Pour favoriser l’implantation et sortir du sentiment d’être "entre parenthèses", Nouné se tourne vers la vie professionnelle. Elle passe un test auprès de l’ANPE, organisé par la Commision d’Orientation dans le cadre des rapatriements, afin de valider ses diplômes en informatique. Elle bénéficie alors d’un stage de trois mois en entreprise. L’occasion pour elle de se mettre réellement à parler, à échanger en langue française ; celle aussi d’avoir des contacts ”avec des gens d’un certain niveau”. Puis, profitant de sa polyvalence, l’association des Jeunesses Arméniennes de France (JAF) la recrute au poste de secrétaire. Elle accepte ce nouvel emploi, plutôt éloigné de sa formation initiale, dans la mesure où elle y voit “un moyen de servir son pays, son peuple”. Une manière détournée, peut-être, de régler son compte à la nostalgie, de vivre avec cette culpabilité qui l’habite, de s’accommoder de cette “trahison de partir quand le pays souffre.”
Au sein de la JAF, elle retrouve des membres qui savent aussi bien qu’elle ce qu’il en coûte de migrer, les frustrations d’un primo-arrivant qui, comme ce fut son cas, abandonne une identité professionnelle plutôt valorisante pour se retrouver infantilisé. Elle se souvient ainsi avoir été traitée “comme une imbécile”. Car rien n’est épargné à celui qui souffre d’hésitations linguistiques ; Bac+5 dans la langue russe ne se mesure pas en langue française, au point de s’entendre demander : “Est-ce que vous savez que la monnaie française est le franc ?” Vérités non absolues assénées, avec componction, par les personnels d’un centre de la Sécurité Sociale ou de l’ANPE. Le changement de classe sociale lui sert de leçon : RMIste pendant un an, elle s’est vue considérée “comme une personne de troisième classe”. Elle admet le principe, puisque “c’était ça la réalité”. Et d’en tirer la conclusion : “J’ai compris qu’en France il faut travailler pour être accepté.” D’où un regain nostalgique : “On ne connaissait pas la misère dans le système soviétique. Tout le monde pouvait travailler. Il n’y avait pas de mendiants.”
Faut-il le rappeler ? : "En Occident, la vie est différente”. Si Nouné s’est habituée au fait que “les gens râlent beaucoup”, la simplicité, la chaleur humaine, la spontanéité de son peuple, mâtiné d’Orient, lui manque. Elle se rappelle ce temps où il était si simple de recevoir toute une famille d’amis qui sonnait à la porte sans avoir passé le fameux coup de fil obligatoire par les contrées occidentales, celui qui annonce le passage de l’autre chez soi. Le coup de téléphone annonciateur auquel même les Arméniens établis en France se sont pliés, puis habitués. Un ensemble de petits riens qui modifient les perspectives, mais qui ne l’empêchent pas de poursuivre : “On s’intègre facilement, car nous n’avons pas peur de perdre nos racines... Notre culture est si profonde que nous ne courons pas ce risque... Je ne pourrai jamais devenir complètement Française.”
Mai 2005, Patricia Rouillard.
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