Vision d’art… monie
Trentenaire
« Oh la la, j’ai reçu une éducation, on va dire, classique dans une famille maghrébine, c’est-à-dire une éducation où la femme est différente de l’homme, où il fallait être pratiquant, une éducation qui à tout point de vue m’a révoltée dès mon adolescence. C’était l’éducation qu’on donnait aux femmes en France dans les années 40-50 : la femme à la cuisine, et caetera, et caetera, une image très simpliste. » Fathia Le Gouët, 34 ans, mariée, sans enfant, enseignante.
Koinai : Quelle est votre formation professionnelle ?
J’ai suivi un cursus traditionnel, j’ai fait des études de lettres et voilà, je suis prof de français. Cette année j’étais au lycée Saint-Exupéry. Pour la rentrée j’ne sais pas encore, j’attends mon affectation. Comme je débute tout juste une carrière, pour l’instant je n’ai pas une grande expérience. J’fais un métier qui m’plaît et qui m’permet d’apprendre tous les jours et j’aimerais - pourquoi pas peut-être un jour - passer un autre concours : l’Agrégation. J’aimerais en fait continuer à apprendre.
K : Constatez-vous des égalités ?
Il me semble qu’il y a une égalité au niveau du statut, du salaire car c’est une question d’échelon, d’ancienneté. Peut-être au niveau des responsabilités un peu moins : on donne plus facilement des responsabilités à un homme, par exemple, pour gérer un établissement ou pour coordonner, et caetera. À ce niveau-là ce serait plus les hommes qu’on choisit, mais c’est pas flagrant.
K : À partir de quel âge vous êtes-vous sentie femme ?
C’est une question un peu difficile mais il me semble que je me suis sentie femme à partir de 30 ans, suite à une stabilité sentimentale, suite à une maturité que j’avais pas forcément avant. Si je me sens une femme épanouie c’est grâce à mon mari, sans lui ça aurait été difficile. J’ai besoin de l’amour de mon mari, c’est important pour mon épanouissement. Mais pour moi c’est pas une dépendance, c’est une symbiose.
K : Votre mère a-t-elle une influence sur vous ?
Je n’peux pas dire "non". Il y a certainement une influence inconsciente mais en tout cas dans ma vie d’tous les jours elle m’influence pas puisque j’essaie d’mener au contraire… J’mène une vie complètement différente de la sienne. Inconsciemment peut-être, oui, y’a des choses mais j’essaie de lutter contre… Il a y beaucoup d’valeurs en fait, il y a la foi que j’ai gardée, il y a aussi un esprit un peu détaché et puis la simplicité peut-être aussi, comme c’est une femme qui sait ni lire ni écrire, elle a une vision très simple de la vie et ça j’ai essayé d’le garder ; et puis le goût pour les choses naturelles, mes parents sont issus d’un milieu campagnard et ça m’a beaucoup influencée.
K : Quelle type de relation entretenez-vous avec elle ?
C’est une relation, on va dire, un peu chaotique, chaotique et conflictuelle. Il y a une grande incompréhension, des deux côtés d’ailleurs. C’est une femme d’une autre culture, d’une autre génération ; il y a un problème de langue qui se pose, de mentalité aussi. Chuis d’origine marocaine mais j’me sens pas marocaine. Je pense qu’elle est fière, fière de ma "réussite professionnelle" mais en même temps elle me reproche de lui avoir échappé, d’avoir fait ma vie - et notamment d’avoir épousé quelqu’un d’origine française - d’être libre et d’avoir une autre culture, finalement, puisque je suis pas du tout pratiquante.
K : Comment l’entrée d’un français a-t-elle été perçue par la famille ?
Mon père, mon père refuse encore. Ma mère a fini par accepter mais mon père, j’ai rompu tout contact avec lui… avec lui et avec un d’mes frères aussi. C’était très très dur, c’est toujours très dur. Ils refusent que quelqu’un de la famille puisse… enfin ils refusent surtout que je mène une vie que j’ai choisie et qui sort de la tradition. Je suis mariée depuis un an mais ça fait treize ans et demi qu’on est ensemble ! C’est pas simplement un problème de religion ; même s’il s’était converti ça aurait pas changé les choses : ils auraient accepté dans la forme mais dans le fond ça aurait toujours été un étranger. C’est compliqué en fait, la religion est un argument mais c’est pas qu’une histoire de religion. Pour moi le problème est communautaire. Ma famille vit comme beaucoup d’familles dans une petite ville où il y a un esprit de communauté et la communauté - j’m’en suis aperçue progressivement - a établi des règles qui viennent soit disant de la religion mais qui n’ont aucun fondement avec elle car la religion - maintenant j’le sais - n’interdit pas d’épouser quelqu’un qui est chrétien, au contraire. Donc c’est plutôt la communauté, les qu’en-dira-t-on et la honte. Il y a une histoire de fierté et de pas sortir du cercle d’la communauté. Donc il faut que tout l’monde vive de la même manière ; dès qu’on veut être un peu original on est marginal. Je pense que c’est ça… Je détiens pas la vérité.
K : Vos sœurs ont-elles épousé la tradition ?
J’ai une grande sœur qui est un peu plus âgée que moi. Elle a épousé un marocain, donc elle est pratiquante. Elle a choisi une vie pas forcément traditionnelle - c’est une femme libre, libre dans sa façon de penser - mais elle est restée très attachée à la tradition. Mon autre sœur est plus jeune que moi. Elle, elle a choisi, j’pense, un juste milieu : elle a épousé quelqu’un qui est moitié français, moitié algérien et elle est très libre, très moderne mais elle est quand même pratiquante, elle respectera la tradition alors que moi je n’suis pas du tout pratiquante.
K : Quelle vision avez-vous de la famille ?
Pour moi la famille c’est difficile, les plus gros problèmes sont dans la famille. Tout petit, et surtout quand on est adolescent, on se rend compte des difficultés et c’est là où on fait l’expérience de l’autre, dans la douleur par exemple la tyrannie si on a des parents qui nous imposent des choses, ou alors de la démocratie quand on nous demande notre avis. C’est vraiment une micro-société pour moi et c’est très difficile. Ma vie va à l’encontre de c’que mes parents auraient attendu. Ce qui me gêne c’est cette façon d’imposer les choses, de pas laisser le choix. Par exemple quand j’étais adolescente, on m’imposait la religion, on m’imposait un mode de vie et je pense qu’il y a eu un rejet, un rejet de quelque chose qui allait à l’encontre de la vie qui était autour de moi… par exemple par rapport à mes copines à l’époque qui menaient une vie complètement différente. Mais il y a aussi tous les tabous, tous les non-dits qui sont propres à la religion qu’on m’imposait. Et surtout la liberté, problème de liberté. Et puis une vision très structurée, c’est-à-dire qu’il fallait croire en un dieu, mettre en pratique des rituels et surtout pas s’poser d’questions alors que moi j’ai commencé à m’en poser à 14 ans, donc c’était un peu difficile.
K : Quels étaient ces "tabous et non-dits" à la maison ?
Les tabous, tout c’qui est propre à la sexualité quand on est jeune et tous les non-dits, les problèmes de communication dus au respect des parents, ne pas pouvoir dire "non" à ses parents, les sacraliser, accepter tout c’qu’ils demandent et puis ne pas dire c’qu’on pense, être toujours dans "le respect", ne pas laisser sa personnalité s’exprimer - c’était surtout ça qui m’gênait en fait. Depuis toujours j’avais été attirée par tout c’qui était expression artistique et là il y avait un problème. On peut pas être attiré par quelque chose d’artistique qui justement développe l’expression et en même temps faire face à une famille qui impose de se taire, de pas exprimer son opinion et moi j’étais attirée par d’autres religions en plus - donc c’était difficile - qui allaient à l’encontre de la religion musulmane.
K : Qui prend les décisions dans votre couple ?
La prise de la décision ne se pose pas, même si c’est l’autre qui prend la décision c’est pas un problème puisque l’autre fait partie intégrante de moi. C’est un couple harmonieux, pour moi il n’y a jamais eu de problème de culture ni de religion au contraire, c’est un couple harmonieux, spirituel, ça dépasse la religion : ma vision de la religion n’est pas du tout restreinte, je suis pour le syncrétisme religieux. Pour moi la définition du couple - si je peux me permettre d’en donner une - c’est "l’âme sœur". C’est deux âmes qui se cherchent et qui quand elles se trouvent ne forment qu’un être."
K : Comment s’organise la répartition des tâches ménagères ?
Eh bien, c’est plutôt par rapport au temps de chacun, il n’y a pas de règle précise, chacun fait ce qu’il peut lorsqu’il a le temps. Il faut faire le grand ménage une fois par semaine, on le fait à deux quand on est tous les deux là, autrement quand il y en a un qui a plus de temps - en l’occurrence moi (rire)… puisque je suis en vacances - je le fais. Mais si un jour j’ai pas envie d’le faire, que ça m’embête ou que chuis malade ou fatiguée, c’est l’autre qui prend la relève. Donc il n’y a pas de tâches attitrées.
K : Comment gérez-vous les finances ?
On les gère à deux, on a des comptes séparés mais c’est simplement une question administrative, les comptes se font par rapport aux deux. Sinon j’ai un budget pour tout c’qui est produits, maquillage, et caetera.
K : Quel rôle jouent vos amies ?
Un rôle important, c’est à la fois des confidentes et des sœurs. J’ai deux sœurs mais bon avec les sœurs il y a des choses qu’on peut pas dire par rapport à la famille et tout, avec mes amies c’est des sœurs avec qui je peux tout dire. Et j’pense qu’on n’est pas pareille avec ses amies, ses sœurs et sa famille, on réagit pas d’la même manière. Donc c’est une façon de s’épanouir aussi. Les amies c’est un lien social et vital. Quelque part mes amies ne sont pas là que pour parler de choses féminines, mon mari c’est aussi mon ami, c’est mon confident, il a cette place là, et après j’ai mes amies qui sont l’extension mais dans une autre version. C’est important mais c’est pas le même rapport. J’ai pas mal d’amies qui ont les mêmes centres d’intérêt et qui font un peu le même métier qu’moi, qui ont un goût pour la littérature.
K : Être une femme aujourd’hui, c’est quoi pour vous ?
Être une femme c’est aussi dur que d’être un homme ! Si on veut entrer dans des considérations sociologiques, c’est vrai que la femme aujourd’hui travaille et doit faire face à sa vie familiale et à son métier, chose qui est difficile. Mais je pense que toutes les vies sont difficiles aujourd’hui, que ce soit pour une femme ou un homme. Quand un homme s’occupe autant des travaux ménagers que des enfants, pour lui aussi ça peut être dur. Tout dépend du rôle qu’il a à la maison.
K : Comment vous percevez-vous ?
La vision que j’ai de moi… Chuis féminine et en plus chuis littéraire, alors c’est exacerbé ! J’aime bien tout c’qui est esthétique, donc forcément j’fais attention à mon apparence. Mais pour moi c’est faire attention à l’extérieur comme à l’intérieur, à mon corps intérieurement. C’est le miroir, en fait, j’aime bien l’harmonie. Par exemple, faire attention à son état d’esprit, à l’équilibre, la sérénité qui est aussi bien intérieure qu’extérieure.… et puis à son alimentation. Faire des efforts pour être sereine et pis être complètement négligée extérieurement, ce serait incohérent. J’prends toujours le modèle de l’ancien Japon où justement il y avait une harmonie, un équilibre dans les matières, les couleurs qui influent sur notre état d’esprit… C’étaient des civilisations qui avaient un modèle d’équilibre aussi bien esthétique qu’alimentaire - comme la cérémonie du thé. C’est plus un bien-être intérieur, après le reste en sera une conséquence. Etre bien dans son corps et dans sa tête, savoir dominer ses passions et continuer à se connaître.
K : Prenez-vous du temps pour vous ?
Oui. J’essaie d’avoir du temps libre. J’ai des rituels (rires)… des rituels non religieux que j’ai mis en place : le matin par exemple, se lever, se laver le visage, boire de l’eau et avant même de manger prendre le temps d’s’asseoir, de faire des respirations, de se concentrer pour trouver le calme. Et après prendre le petit déjeuner. C’est important pour moi, c’est des repères et c’est une façon d’être bien. Et enfin me préparer, faire ma toilette, m’habiller, etc. Avant même de travailler, de faire quoi qu’ce soit, j’aime bien m’occuper de moi. Pour moi c’est important car ça détermine toutes les activités de la journée. Donc j’vais m’lever plus tôt mais en même temps j’vais arriver plus sereine, plus concentrée par rapport à mon métier.
K : Quels sont vos critères de beauté ?
J’aime bien voir les nouvelles collections, les photos de mode pour m’inspirer de c’qui s’fait et refaire quelque chose de personnel. Je vais pas acheter c’qui s’porte ou bien alors je fais des retouches, je vais changer les choses pour les mettre en lien avec l’image que j’ai déjà façonnée dans ma tête. Je préfère ce qui est décalé. Je pense que j’ai été influencée par c’que j’ai pu lire sur l’ancien Japon. Sinon, j’aime les valeurs traditionnelles africaines, c’est un héritage que j’ai aussi en moi : les soins du corps, bien se nettoyer, par exemple le hammam, des soins d’beauté qu’on fait naturellement, plutôt que d’acheter des masques tout faits, je vais les faire moi-même… Ce sont des choses naturelles qui sont en même temps liées à des cycles : la médecine chinoise, les changements d’saisons, je suis assez sensible à ça. Par exemple à chaque changement d’saison je vais faire un nettoyage intérieur, une petite diète, je sais qu’il va falloir privilégier tel légume ou telle plante car j’utilise beaucoup d’plantes aussi. J’ai essayé de prendre dans plusieurs civilisations c’qui m’intéressait.
K : Quelle femme admireriez-vous ?
J’admire Simone de Beauvoir parce qu’elle a su échapper à un milieu, elle est aussi à l’origine du féminisme quelque part, elle a eu une réussite intellectuelle importante. J’admire aussi toutes les femmes qui ont réussi à faire des choses, à lutter, par exemple j’admire les femmes africaines, les femmes algériennes qui ont su résister à beaucoup d’choses ou d’autres qui ont réussi à s’imposer.
K : Vous évoquiez le féminisme, y adhérez-vous ?
J’me sens pas féministe. Je comprends le féminisme, il était important dans les années 70 où il y avait beaucoup de choses à faire mais aujourd’hui j’ai pas l’impression qu’en France il y ait des choses graves par rapport à d’autres pays, par rapport à l’Afrique…
K : Quels sont vos loisirs ?
J’aime beaucoup la lecture et pas que des romans ou de la poésie, j’aime bien lire des livres sur les plantes, sur la déco, le Feng Shui, la cuisine… Sinon j’aime le cinéma, le théâtre, j’aime bien ne rien faire (rires), ça m’arrive souvent de ne rien faire mais j’m’ennuie pas, l’ennui c’est dans la tête. J’aime bien être dans ma maison, faire des p’tites choses, fignoler.
K : Quel regard portez-vous sur la femme de demain ?
La vision d’une femme plus combative, plus agressive. Par rapport aux jeunes adolescentes que j’ai pu avoir en classe, je trouve qu’il y a un changement au niveau de l’état d’esprit : il manque souvent cette délicatesse, ce petit supplément d’âme qui existait avant peut-être et qu’on transmettait par le biais de tas d’choses, par l’art… Ces jeunes filles tendent à être plus viriles, j’ai l’impression, et ça ça m’fait un peu peur : agressivité, désir de virilité, je n’sais pas pourquoi ni comment mais en tout cas c’est pas du tout ma conception d’la femme. Ça va à l’encontre peut-être de la définition du féminisme qu’on peut entendre, la femme elle est forcément différente parce que la femme complète l’homme et l’homme complète la femme, donc si la femme tend à être virile, elle tend à être un homme et j’en vois pas l’intérêt. Ça crée forcément des conflits entre filles et garçons. Moi j’veux pas être l’égale de l’homme, j’veux pas être comme un homme, j’veux avoir les mêmes droits mais j’veux pas lui ressembler, je veux garder ma part de féminité. Chuis contente d’être une femme parce que y’a une sensibilité, y’a un instinct différent, une délicatesse qui lui est propre. Et, c’que j’peux observer dans mon couple, l’homme va apporter certaines choses ; il a une vision plus globale, une rigueur que la femme n’a pas et du coup les deux forment vraiment un tout qui est intéressant. Mais si on devient pareil, là j’crois qu’on fera pas évoluer les choses.
Propos recueillis par Éric Larousse le 07/08/06 ; rédaction : Patricia Rouillard.
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