Marqueurs d’identité et frontières d’altérité
Un certain nombre de chercheurs s’accordent à analyser les interdits alimentaires en termes de mécanisme d’identité et d’altérité, dont les rouages bien huilés fonctionnent pour produire une démarcation entre « nous et les autres » (Tzvetan Todorov). Parallèlement, si ces catégories sont maintenues par des règles d’évitement et des châtiments, c’est avant tout pour assurer l’ordre social établi...
Dans la pratique, les usagers ne savent pas toujours pourquoi il est interdit dans son groupe de référence de ne pas consommer tel aliment. Prenons l’exemple de l’interdit porté sur la viande de porc en islam. Parmi les musulmans, certains le justifient par une théorie hygiéniste. Parmi eux, les savants musulmans répondent, à la question de savoir pourquoi le porc est formellement interdit, qu’il est une source de nocivité ou de maladies, ignorées jusqu’alors, mais dont on aura un jour l’explication. Le prophète aurait transmis ce principe de précaution, visionnaire avant l’heure des « maladies animalement transmissibles ». Pour d’autres musulmans, une seule partie de l’animal serait proscrite mais, ne sachant pas laquelle, l’interdit est porté sur l’animal entier. D’autres encore rapportent qu’un porc aurait fait tomber de cheval le prophète, qui aurait jeté ses foudres sur l’animal. Mais d’une manière général, la proscription de la viande de porc est justifiée par l’interdit édicté par le Coran : « C’est comme ça, Dieu l’a voulu. »
Mais le tabou, loin d’être incompréhensible, est le souci intelligible de protéger la société contre des comportements qui la détruiraient (M. Douglas). Les interdits alimentaires sont une contribution à la sauvegarde de l’ordre social. Le corps étant le miroir de la société, la crainte de la "souillure" est, selon Mary Douglas, un système de protection symbolique de l’ordre culturel.
De quel ordre s’agit-il ?
L’adhésion et la cohésion du « nous » s’élaborent par le partage de valeurs et de pratiques collectives. Cette appartenance est notamment marquée par le respect de proscriptions alimentaires. Toute culture fixe un ordre du mangeable et du non mangeable qui, pas toujours explicite, s’impose néanmoins à ceux qui y participent. Décider qu’un animal ou un végétal puissent être préparés et consommés relève d’un système de représentations collectives partagées. Ces prohibitions sont autant de signes d’appartenance propres au groupe de référence.
Ces éléments imposés socialement, qui façonnent le comportement alimentaire, peuvent influencer des réactions physiologiques de l’individu : dégoût, nausée. Selon Mary Douglas, la menace d’une pollution générale serait une arme qui permettrait la coercition mutuelle.
Lorsque le groupe dans lequel ils sont prescrits est en contact avec d’autres distincts, les interdits alimentaires sont mis en avant voire exacerbés. Ces lignes de partage, dont le sentiment de danger est associé à l’idée de proximité (Benkheira 1995), séparent les groupes antagonistes.
Les salariés de Résurgences ont cherché à comprendre les interdits alimentaires d’ordre religieux (judaïsme, islam) et idéologique (végétarisme). En interrogeant les employés de boucheries hallal ou de magasins de produits biologiques, à la sortie de la synagogue rue Breteuil ou encore au marché des Capucins, ils ont recueilli des témoignages, des avis, autrement dit, des éléments de réponse à la question des interdits alimentaires. Les proscriptions alimentaires des juifs sont complexes mais explicitées (dans les textes et par les pratiquants), tandis que celles des musulmans, bien que numériquement réduites, ne font pas l’objet d’explication précise. Le porc est textuellement interdit, en revanche la consommation d’alcool, associée à un excès inéluctable, est moins interdite par le Coran que par la jurisprudence musulmane.
Quant aux végétariens, la proscription concernant les produits animaux, industriels ou encore végétaux cultivés avec pesticides est un choix individuel. Alimenté strictement de fruits et de légumes issus de l’agriculture biologique, un corps est plus “sain et résistant” et protégé contre les maladies transmissibles par l’ingestion de volaille ou d’animal contaminés. Le tofu, base alimentaire de soja, est le principal apport en protéines. Cette “hygiène de vie” alimentaire est le plus souvent transmise de génération en génération pour un bien-être collectif.
Le sens premier des interdits alimentaires est donc à analyser en termes de sentiment d’adhésion - faire partie d’un groupe, dont il faut maintenir l’ordre - et de cohésion - partager collectivement des mêmes valeurs - qu’il procure.
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