En premier, la passion de partir
Migrant français
« Je rentre cette année dans le club des cinquantenaires, de ceux qui ont mal au cou quand ils se lavent le matin. Il y a six, sept ans je suis parti en Indonésie. Depuis je fais de l’import-export. J’ai une petite fabrique là-bas de meubles en bois exotique. J’ai toujours adoré ce métier-là parce que ça fait rêver, ça fait le voyage. Mais j’avais pas envie de m’installer à 100% à l’étranger, de vivre dans un autre pays. J’avais envie de faire de l’import-export... Ce retour à chaque fois. Normalement je reste sept mois par an en Indonésie et cinq mois en France : deux mois là-bas, un mois ici. » Philippe Escanes, entrepreneur marseillais.
Koinai : Quelle est votre formation initiale ?
Ma formation de base ! Je suis un autodidacte. Je viens des périodes fabuleuses des années 70 où on connaissait ni le chômage, ni le sida, ni les préservatifs, c’est extraordinaire. Donc ma formation de base, disons que j’ai passé mon bac et après comme on avait 0% de chômage je suis parti aux Beaux-Arts. J’en avais rien à foutre d’aller faire les études et les machins. Donc j’ai une formation aux Beaux-Arts à travers la déco, tout ça. Et après, après, après... j’ai fait du commerce, j’ai eu un magasin de prêt-à-porter. Je suis un autodidacte.
K : Qu’est-ce qui a motivé votre établissement en Indonésie ?
J’ai toujours beaucoup voyagé, j’ai toujours consacré une partie de mon budget aux voyages. Oui, le goût du voyage et de la chaleur humaine aussi... Je vivais à Marseille, je faisais de la distribution automatique dans les bars, je les fournissais sur les flippers, les jeux vidéo, les trucs comme ça. Donc ça n’a rien à voir. Avec la Playstation, les machines à sous dans les bars et les voyous qui commençaient à s’implanter, ça devenait un métier qui me plaisait plus. Et donc j’ai dit : "C’est le moment." J’ai arrêté ma société, j’ai pris six mois sabbatiques en Indonésie, à Bali pour bien étudier tout ce que je pouvais faire... Partout, je suis parti : je suis allé sur Java, après je suis parti à Longbok, après Longbok je suis parti sur une autre île, après je suis revenu à Bali... J’ai eu un déclic, j’ai dit : "Ici je peux faire ce que je voulais depuis des années." Depuis quatre, cinq ans que je voulais, mais sans le vouloir, en se le disant, mais sans vraiment... en restant toujours assez brumeux. Et tout d’un coup c’est devenu clair dans ma tête. En plus je devais avoir avoir quarante-deux ans, j’ai dit : "C’est maintenant ou jamais, hein !". Donc j’ai pris... Si vous allez à Bali, vous verrez que c’est rempli de businessmen : grossistes, fabricants de machins, de ceci - entre parenthèse petits, petits et de gros. C’est une île où vous pouvez vous installer et faire votre propre business, c’est-à-dire que vous êtes assez bien reçu, assez bien accepté par rapport au reste du monde. C’est plus facile. C’est pour ça que j’ai choisi... En plus à l’époque c’était un pays qui était en plein développement, qui avait pas subi les affres des terroristes. Malheureusement maintenant c’est plus pareil.
K : Comment avez-vous démarré sur place ?
J’ai fait des petits business là-bas, sur les plages, genre "vendre des paréos, des machins". Au bout de six, sept mois, j’ai commencé doucement à faire des petits trucs. Après ça m’a conduit à faire des meubles et cetera. Je suis allé voir le Consulat, j’ai demandé... Je suis allé à l’ambassade... au Consulat français à Bali, qui vous décourage d’une façon extraordinaire. C’était tout à l’intérieur de moi, 99% des choses se sont faites par ma volonté, par ma pulsion de dire que j’avais envie de vivre là-bas. J’avais quand même un capital pour le voyage en lui-même ; la vie ne coûtait pas cher, à l’époque vous pouviez vivre pour trois euros par jour dans un petit hôtel, dans un bon bungalow avec la nourriture et tout. Une chambre, une petite salle de bain, une terrasse... pour vous, vous êtes dans un hôtel. Donc, le matin, ils viennent vous servir le petit déjeuner : salade de fruits, gros pancake, café ; et le soir, un repas. C’était une famille, c’était comme ma famille. Le midi j’allais manger un petit truc. Et ça me coûtait trois euros par jour. Je sais même pas combien ça fait ? C’est pas grand chose. Quatre-vingt-dix euros, cent euros par mois. Je roulais en vélo... C’était comme ça donc, en vivant simplement bien sûr, mais pas pauvrement, disons en mangeant bien et en vivant dans un cadre de rêve. Après, au bout de huit mois j’ai redémarré une nouvelle société, j’ai pas tout vendu mon entreprise, j’ai gardé encore mon registre de commerce ici.
K : Combien avez-vous d’employés ?
Quand on est à fond, une trentaine. Là je suis à peu près à 20% de mes commandes pour le prochain conteneur, donc là, l’usine doit travailler avec une dizaine d’employés. Mais dès qu’on a les commandes, ça y est, on recrute vingt autres employés. À peu près 30 ou 50% des commandes sont par des professionnels, des magasins et 50% sont des particuliers qui changent, qui passent d’un appartement à une villa, donc qui ont besoin de meubles ; ça leur permet des prix intéressants et des trucs sur mesure, tout ce qu’ils veulent... Je fais aussi de la déco, là je l’achète sur place : je me sers sur l’île de Bali où il y énormément de grossistes, de fabricants, de petits artisans. Je fais beaucoup de miroirs, je fais fabriquer aussi des lampes, je les dessine, j’essaye de sortir certains nouveaux modèles. Je fais du cuir, c’est à dire que je commande des canapés en cuir à des fournisseurs qui fabriquent le cuir. Par contre les meubles, oui, c’est nous qui les faisons, c’est notre cuisine avec mes employés, tout ça. C’est toujours du bois exotique, du bois d’Indonésie. Il y en a plusieurs sortes, le plus cher est le teck, c’est 50% de notre exploitation. On fabrique des meubles de jardin avec. Les meubles d’intérieur peuvent être dans d’autres bois, ça dépend des couleurs qu’on nous demande.
K : La langue vous a-t-elle posé des problèmes ?
Non aucun, parce que justement j’avais tellement envie... Là-bas en Asie ils parlent anglais, surtout en Indonésie, ils parlent bien anglais. Je savais pas parler anglais donc j’ai pris des cours par un petit étudiant qui m’a filé des cours deux ou trois fois par semaine, ici en France. Et après je me suis débrouillé sur place. Donc j’ai appris l’anglais comme ça, dans la rue. Je parle anglais mais comme un type qui parle anglais dans un pays qui n’est pas anglo-saxon. Je veux dire, ce n’est pas un anglais parfait. Il faudrait que je vive trois mois aux Etats-Unis ou en Australie pour parler un très bon anglais, voilà. Après, l’indonésien aussi, pareil, je le connais pas encore bien mais enfin...
K : Qu’avez-vous emporté avec vous ?
Rien, mon petit sac. Je suis parti seul, sinon on peut pas partir. Là-bas vous pouvez tout acheter, c’est beaucoup moins cher qu’ici, et donc vous amenez rien. Les maillots, tout ça, les gorges sont sur place ! Je me suis séparé avec ma compagne à ce moment-là aussi, c’était une bonne période où il fallait que je change de vie.
K : Quelle différence entre travailler ici et travailler là-bas ?
Déjà, le matériel il est pas cher, et la fabrication n’est pas chère. Ce que vous voyez actuellement en décor en France, il y a pratiquement 5% des trucs qui est fait en France et 95% à l’étranger, en Asie, en Inde, au Maroc et dans les pays de l’Est : Roumanie, Pologne et surtout la Chine.
K : Comptez-vous ouvrir sur d’autres pays ?
Non, parce que j’ai cinquante ans. Je me sens bien là-bas en Indonésie. Après si vous voulez faire une grosse entreprise en France, vous pouvez le faire mais il faut rester en France. Si vous voulez faire une grande entreprise d’import-export à fond en Indonésie, il faut rester en Indonésie. Si vous voyez ce que je veux dire. Il faut que vous soyez à 100%. Il faut pas que vous veniez que vous repartez, vous repartez, vous reveniez. Après, peu à peu je vais essayer de donner cette entreprise à quelqu’un d’autre, de faire agent, parce que c’est un métier difficile physiquement quand même, malgré tout. Je sais pas... Si ça marche toujours autant, je vais évoluer vers là dans quelques années, dans cinq, six, sept ans. J’ai quelques projets. Au départ, là-bas je voulais faire de l’import-export avec Singapour, une île qui n’est pas Indonésienne, qui est indépendante, qui est très très riche. Extrêmement riche. C’est comme si c’était New York... un énorme potentiel. Bref, j’ai essayé mais je n’avais de contact sur Singapour. Je voulais faire de l’import-export des produits de bouffe, de manger, des légumes. Ils consomment énormément de gingembre - là-bas ça s’appelle du "ginger" - pour leur médecine, pour plein de choses. Les Chinois adorent. Singapour c’est chinois. Ils ont beaucoup d’argent. Là c’est un boulot, c’est autre chose... que là, c’est quand même du bricolage, ce que je fais, c’est une petite structure. Là ça aurait été de suite, ça aurait pu devenir quelque chose d’assez grand. Mais bon c’est pas passé parce que c’est trop dangereux. Financièrement c’est dangereux. L’import-export c’est dangereux.
K : Lorsque vous êtes là-bas en Indonésie, que vous manque-t-il ?
De Marseille, à part ma fille, il me manque rien. Absolument. Même pas la vie que je menais avant, je la regrette pas. Elle était bien mais avant c’était avant, maintenant c’est maintenant. C’est une ville qui est très agréable, mais j’ai un regard sur la France entière, pas tellement sur Marseille. Je vois la France changer. Tous les deux mois je la vois changée. Pas d’une façon positive, surtout par rapport aux gens. Je sais que les gens sont - c’est normal hein ! - ils sont plus aigris, ils ont des problèmes financiers, ils sont nerveux, ils parlent mal en voiture, machin... Bon, bref.
K : Quel regard l’Indonésie porte-t-elle sur la France ?
Ben, vu les derniers événements qu’y a eu, très récents, depuis quatre mois en France... À chaque fois que je pars, tout le monde me dit "Qu’est-ce-qui se passe en France ?", alors que moi je le sais même pas. _"Il y a la révolution, ils foutent le feu !" Je dis : "Non ça doit être une petite démonstration" - pas "démonstration", pardon, en anglais on dit "demonstration"- : "manifestation". Mais comment peut-on imaginer qu’il va y avoir des trucs pendant un mois, qu’ils vont foutre... tous les soirs les véhicules... On peut pas imaginer ça. Si vous lisez les journaux étrangers sur la vision de la France actuelle, c’est pas brillant.
K : Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui veut s’installer ailleurs ?
Eh ben premièrement, il faut vraiment qu’il ait la passion : en premier, la passion de partir. Cette passion va lui donner un énergie folle pour apprendre l’anglais, pour les relations, tout ça. Après, toute façon, quoi qu’il en soit, positif ou négatif, ça lui donnera toujours une expérience. Donc ça sera à la fin positif malgré tout.
K : Y a-t-il d’autres Français ?
C’est énorme. Ils adorent. C’est une grosse communauté française. Il y a un quartier qui s’appelle Séminiac, à Bali, il y a que des Français. Moi, j’ai mes copains mais, bref, je suis pas trop communauté française. Je vais pas en Indonésie pour aller voir des Français. Je vais en Indonésie pour les Indonésiens que je trouve très sympas, donc j’ai plus d’amis indonésiens que d’amis français. Les amis français que j’ai sont soit comme moi : qui bossent, qui reviennent en France, qui ont à peu près la même vie que moi, qui ne sont pas coupés avec la France. Ceux qui sont vraiment coupés et qui vivent à l’étranger, ils ont un autre esprit que nous qui revenons en France, qui ne sont pas coupés. Donc là on est un peu différent. Les Français installés à l’étranger, des fois, ils sont spéciaux.
K : Comment décrire l’Indonésie ?
Un pays multi-culturel, multi-géographique, très intéressant. Un pays extrêmement souriant qui malheureusement subit une grosse crise à cause de la montée d’attentats terroristes due à des infiltrations d’idées venant du Pakistan, de Malaisie, qui se trouvent très proches malheureusement, voilà. Sinon, qu’est-ce que vous voulez, c’est le plus grand pays musulman du monde, il y a deux cent cinquante millions d’habitants. Comment voulez-vous qu’il y ait pas de problèmes alors qu’il y a des problèmes dans le monde. C’est normal. Voilà. Il y a eu une telle montée du tourisme. C’est parti de zéro à cinq millions de touristes par an dans les belles années, quand je suis arrivé. De cinq millions en 2000 avant le scratch dans les tours jumelles, c’est passé à un million quatre l’année dernière. Vous voyez ce qu’ils ont perdu. L’année dernière alors que le mois d’août était très bon, ils ont mis des bombes au mois de septembre... Cette année ça risque d’être pire.
K : Comptez-vous rester définitivement ?
Ah, oui oui, absolument. Maintenant j’ai une belle maison ; je me suis remarié, il y a quinze jours, ah ah ah ; j’ai eu un autre enfant. Ils sont venus en France en vacances mais ils ne comptent pas s’installer ici. Ma femme est danseuse, elle a un business là-bas, une compagnie. Elle travaille pour des hôtels, des cabarets, des boîtes de nuit. Là, elle a un contrat d’un an avec des grands hôtels sur Kuala Lumpur donc elle envoie son groupe de danseurs là-bas. Donc, à moins qu’il y ait la barbarie qui reprenne le dessus... À Bali, ils sont très exposés, ils ont eu deux attentats ; le premier, ils ont eu 400 morts. Moi je l’ai vu, j’y étais. Je suis passé à cinq minutes devant la boîte qui a sauté. À cette époque déjà je faisais ce métier et pour moi l’attentat ça me touchait pas au niveau de mon boulot, pas du tout. J’avais pas de boulot à l’intérieur : je n’ai pas d’hôtel, je n’ai pas de restaurants, j’ai pas de magasin qui vend des meubles, j’ai rien. Vous voulez que je vous dise : c’était presque arrangeant. C’est à dire que, au niveau circulation, après, il y a plus un chat. On roulait vite, donc on gagnait un temps fou pour faire son travail. C’est malheureux mais le change était plus intéressant. C’est malheureux mais c’est vrai.
Propos recueillis le 15/04/06 par Souleiman Saïdi ; rédaction : Patricia Rouillard.
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